— Vous n’êtes plus forcé de rester au gouvernail ?
— C’est à ça que sert mon installation. Quand le vent n’est pas stable, on est obligé de rester à la barre. Mais nous avons de la chance, ce soir. Nous pourrions naviguer dans cette direction pendant des heures.
Le soleil descendait lentement sur l’horizon derrière eux. Garrett la conduisit vers l’endroit où elle s’était assise au départ. Après s’être assuré qu’il ne tramait rien qui risque d’abîmer ses vêtements, ils s’assirent dans l’angle, lui dos à la poupe, elle sur le côté, tournés l’un vers l’autre. Theresa repoussa les cheveux que le vent rabattait sur son visage et se tourna vers la mer.
Garrett la regarda. Elle était plus petite que lui, elle devait mesurer un mètre soixante-dix environ. Elle avait un visage ravissant et une silhouette qui lui rappelait les mannequins qu’il voyait dans les magazines. Mais son charme ne venait pas seulement de son physique. Elle était intelligente, il l’avait tout de suite senti, sûre d’elle également, on la devinait tout à fait capable de mener sa vie comme elle l’entendait. Pour lui, ces qualités étaient primordiales. Sans elles, la beauté ne comptait pas.
Par certains côtés, elle lui rappelait Catherine. Surtout son expression. Elle contemplait l’océan d’un air rêveur et ses pensées le ramenèrent à la dernière fois où Catherine et lui avaient navigué ensemble. Il sentit à nouveau les remords l’assaillir, bien malgré lui. Il secoua la tête et tripota machinalement son bracelet-montre, le desserrant dans un premier temps pour le remettre exactement dans sa position initiale.
— La mer est vraiment magnifique, dit-elle en se tournant vers lui. Merci de m’avoir invitée.
— Il n’y a pas de quoi, répondit-il, ravi qu’elle ait brisé le silence. C’est très agréable d’avoir un peu de compagnie de temps en temps.
Elle sourit en se demandant s’il le pensait vraiment.
— Vous naviguez seul, d’habitude ?
— Oui. Il se renfonça dans son siège et étendit les jambes devant lui. C’est un bon moyen de décompresser après le travail. Même si la journée a été très dure, je l’oublie dès que j’arrive ici, comme si le vent chassait tout.
— Est-ce si dur de plonger ?
— Non, je ne parle pas de la plongée, c’est le bon côté des choses. Par contre, il y a tout le reste, la paperasserie, l’organisation avec les clients qui annulent leur leçon à la dernière minute, la gestion du stock au magasin. Mes journées sont parfois bien remplies.
— Je m’en doute. Mais ça vous plaît, non ?
— Oui, beaucoup. Je ne changerais pour rien au monde. Et vous, Theresa, que faites-vous ? demanda-t-il, tripotant à nouveau sa montre.
— Je suis journaliste au Boston Times.
— Vous êtes en vacances ici ?
— En quelque sorte, dit-elle après une imperceptible hésitation.
— Et dans quel domaine êtes-vous spécialisée ?
— L’éducation des enfants, dit-elle en souriant.
Elle vit son regard étonné, comme à chaque fois qu’elle l’annonçait à une nouvelle connaissance. Autant se débarrasser de ce sujet immédiatement.
— J’ai un fils, continua-t-elle. Il a douze ans.
— Douze ans, répéta-t-il en haussant les sourcils.
— Vous semblez étonné.
— Je le suis. Je ne vous donnais pas l’âge d’avoir un fils de douze ans.
— Je prends ça comme un compliment, dit-elle avec un petit sourire, refusant de mordre à l’hameçon. Elle n’était pas encore prête à révéler son âge. En tout cas, il a douze ans. Voulez-vous voir sa photo ?
— Bien sûr.
Elle fouilla dans son sac et sortit un cliché qu’elle tendit à Garrett. Il l’étudia quelques instants.
— Il a votre teint, dit-il en lui rendant la photo. C’est un beau garçon.
— Merci. Et vous ? de manda-t-elle en la rangeant. Avez-vous des enfants ?
— Non, répondit-il en secouant la tête. Enfin, pas à ma connaissance.
Elle rit de sa réponse.
— Comment s’appelle votre fils ?
— Kevin.
— Il vous accompagne ?
— Non, il est avec son père en Californie. Nous avons divorcé il y a trois ans.
Garrett hocha la tête sans émettre d’opinion, puis il regarda par-dessus son épaule un bateau qui passait au loin. Theresa le suivit des yeux elle aussi, un moment, et remarqua pendant ce silence combien l’océan était calme comparé au chenal. Les seuls bruits venaient de la voile qui ondulait sous le vent et des vagues que fendait l’étrave. Elle trouvait que leurs voix aussi paraissaient différentes. Là, elles résonnaient librement, comme si l’air les portait vers le large.
— Voulez-vous visiter le reste du voilier ? demanda Garrett.
— Avec grand plaisir.
Il se leva et vérifia encore les voiles avant de se diriger vers la cabine, Theresa sur ses talons. Il ouvrit la porte et marqua un temps d’arrêt, brusquement assailli par un fragment de souvenir qu’il avait enfoui au plus profond de lui-même depuis longtemps mais que la nouveauté de cette présence féminine faisait remonter.
Catherine était assise à la petite table, une bouteille de vin débouchée posée à côté d’elle. Un vase contenant une unique fleur reflétait la lumière d’une bougie. La flamme oscillait avec les balancements du bateau, jetant de grandes ombres sur l’intérieur de la coque. Dans la demi-obscurité, il distinguait l’ombre d’un sourire.
— J’ai pensé que ça te ferait plaisir, lui dit-elle. Il y a longtemps que nous n’avons pas dîné aux chandelles.
Garrett se tourna vers la cuisinière. Il aperçut deux assiettes enveloppées de papier d’aluminium.
— Quand as-tu monté tout ça sur le bateau ?
— Pendant que tu travaillais.
Theresa passa devant lui sans rien dire, le laissant à ses pensées. Si elle avait remarqué son hésitation, elle n’en montra rien, et Garrett lui en fut reconnaissant.
Sur sa gauche, elle vit une banquette qui faisait la longueur du bateau, suffisamment large pour coucher confortablement une personne, et une table parfaite pour deux. Près de la porte se trouvaient un évier, une cuisinière avec un petit réfrigérateur en dessous et, au centre de la paroi du fond, la porte qui conduisait à la couchette.
Il la regardait faire le tour des lieux, les mains sur les hanches, sans la suivre comme d’autres hommes l’auraient fait. Il la laissait respirer. Elle sentait néanmoins son regard sur elle, sans aucune insistance cependant.
— De l’extérieur, je n’aurais jamais cru que c’était aussi grand.
— Je sais. Garrett s’éclaircit la voix d’un air gêné. C’est surprenant, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai l’impression qu’il y a absolument tout ce qu’il faut.
— C’est vrai. Je pourrais aller jusqu’en Europe, quoique ça ne me paraisse pas recommandé. Mais, pour moi, c’est formidable.
Il passa devant elle et ouvrit le réfrigérateur pour en sortir une canette de Coca-Cola.
— Avez-vous soif, maintenant ?
— Avec plaisir, dit-elle en caressant le bois qui recouvrait les parois.
— Que voulez-vous ? J’ai du Seven Up ou du Coca.
— Le Seven Up sera parfait.
Il se redressa et lui tendit la canette. Leurs doigts s’effleurèrent brièvement.
— Je n’ai pas de glace à bord mais c’est frais.
— Il ne me reste plus qu’à apprendre à vivre à la dure, dit-elle en souriant.
Elle ouvrit la canette et but une gorgée avant de la poser sur la table.
Il déboucha la sienne en la regardant, tout en pensant à ce qu’elle venait de dire. Elle avait un fils de douze ans... et, si elle était journaliste, elle avait dû faire des études universitaires. Si elle avait attendu de les terminer pour se marier et avoir un enfant... elle avait quatre ou cinq ans de plus que lui. Elle ne les paraissait pas, c’était certain, mais elle n’avait pas non plus le comportement des filles de vingt ans qu’il connaissait. On sentait une certaine maturité dans son attitude, que seuls possédaient ceux qui avaient traversé des épreuves.
Mais quelle importance ?
Elle se pencha vers une photographie accrochée au mur. On y voyait Garrett, debout sur une jetée, brandissant un marlin qu’il avait péché. Il était beaucoup plus jeune et souriait de toutes ses dents, avec une expression qui lui rappela Kevin quand il marquait un but au foot.
— Je vois que vous aimez la pêche, lança-t-elle pour briser le silence, en montrant la photo.
Il s’approcha. Elle remarqua la chaleur qui irradiait de son corps. Il sentait le sable et le vent.
— Oui. Mon père était pêcheur de crevettes et j’ai été pratiquement élevé sur l’eau.
— À quand remonte-t-elle ?
— À une dizaine d’années, juste avant que je ne reparte à l’université terminer ma dernière année. C’était à un concours de pêche. Mon père et moi avions décidé de passer deux nuits dans le Gulf Stream et nous avons attrapé ce marlin à soixante milles des côtes. Il nous a fallu près de sept heures pour le sortir parce que mon père voulait m’apprendre à pêcher à l’ancienne.
— Que voulez-vous dire ?
Il étouffa un rire.
— En fait, ça s’est résumé à avoir les mains en charpie quand nous l’avons enfin sorti, et le lendemain j’étais incapable de bouger les épaules. Notre ligne n’était pas assez solide pour un poisson de cette taille, alors nous avons laissé le marlin filer jusqu’à ce qu’il se fatigue, puis nous l’avons lentement ramené au moulinet avant de le laisser à nouveau partir toute la journée jusqu’à ce qu’il soit trop épuisé pour lutter.
— Un peu comme dans Le Vieil Homme et la mer, de Hemingway.
— Oui, sauf que je ne me suis senti vieux que le lendemain. Mon père, en revanche, aurait très bien pu tenir le rôle dans le film.
Elle regarda la photographie de plus près.
— C’est votre père à côté de vous ?
— Oui.
— Il vous ressemble.
Garrett sourit légèrement en se demandant si c’était un compliment. Il fit un geste vers la table, et Theresa s’assit en face de lui.
— Vous disiez que vous aviez fait des études universitaires ? reprit-elle, une fois confortablement installée.
Il croisa son regard.
— Oui, à l’UNC, je me suis spécialisé en biologie marine. Rien d’autre ne m’intéressait vraiment, et, comme mon père m’avait dit qu’il était hors de question que je rentre à la maison sans diplôme, j’ai préféré choisir des études qui me serviraient plus tard.
— Et vous avez donc acheté le magasin...
Il secoua la tête.
— Non, enfin, pas tout de suite. Après mes études, j’ai travaillé pour le Duke Marine Institute comme spécialiste en plongée, mais je ne gagnais pas bien ma vie. Alors j’ai passé un brevet d’enseignement et j’ai commencé à donner des cours de plongée le week-end. Le magasin n’est venu que quelques années plus tard. Il eut un regard interrogateur. Et vous ?
Theresa but une gorgée de Seven Up avant de répondre.
— Ma vie n’est pas aussi passionnante que la vôtre. Je suis née à Omaha dans le Nebraska et j’ai fait mes études à Brown. Après mon diplôme, j’ai eu deux ou trois emplois dans divers endroits et j’ai fini par m’installer à Boston. Je travaille au Times depuis neuf ans, mais je ne suis chroniqueuse que depuis peu de temps. Avant, j’étais journaliste.
— Et votre travail vous plaît ?
Elle réfléchit quelques instants, comme si elle considérait cette question pour la première fois.
— C’est un bon travail. Bien meilleur à l’heure actuelle que lorsque j’ai commencé. Je peux aller chercher Kevin à l’école, et je suis libre d’écrire ce que je veux, tant que c’est dans l’esprit de ma rubrique. C’est assez bien payé également, donc, je ne peux pas me plaindre de ce côté, mais...
Elle s’arrêta à nouveau.
— Ce n’est plus aussi excitant qu’avant. Attention, ne vous méprenez pas. J’aime mon métier, mais parfois j’ai l’impression d’écrire toujours la même chose. Et d’ailleurs, ce ne serait pas si terrible si je n’avais tant à faire avec Kevin. Je pense que vous avez devant vous la mère de famille célibataire typique qui croule sous le travail, si vous voyez ce que je veux dire.
— La vie ne se déroule pas toujours comme nous l’avons imaginé, n’est-ce pas, murmura-t-il doucement.
— Non, pas vraiment.
Elle croisa encore son regard. À voir son expression, elle se demanda s’il ne venait pas de lui dire une chose qu’il confiait rarement aux autres.
— Est-ce que vous avez faim ? demanda-t-elle en se penchant vers lui avec un grand sourire. J’ai apporté tout ce qu’il faut dans mon panier.
— Quand vous voudrez.
— J’espère que vous aimez les sandwiches et la salade. Je n’ai rien trouvé d’autre qui puisse se garder.
— J’aurais fait moins bien que vous, de toute façon. Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais acheté un hamburger au passage avant de partir en bateau. Voulez-vous manger ici ou dehors ?
— Dehors, bien sûr.
Ils prirent leurs canettes de soda et remontèrent sur le pont. Avant de sortir, Garrett attrapa un ciré au crochet près de la porte et lui fit signe de continuer sans lui.
— Donnez-moi un instant pour jeter l’ancre, que nous puissions manger sans avoir à surveiller le bateau toutes les cinq minutes.
Theresa regagna son siège et ouvrit son panier. Le soleil disparaissait à l’horizon dans une masse de cumulus. Elle sortit des sandwiches enveloppés de Cellophane et des boîtes en polystyrène qui contenaient de la salade de chou cru et des pommes de terre en vinaigrette.
Elle regarda Garrett reposer l’imperméable et baisser les voiles. Le bateau ralentit aussitôt. Il lui tournait le dos et elle remarqua une fois de plus combien il était musclé. De là où elle était assise, elle s’apercevait qu’il était plus large d’épaules qu’elle ne l’avait cru, et très mince de taille. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle faisait de la voile avec lui alors que deux jours auparavant elle était encore à Boston. Tout cela lui semblait irréel.
Elle leva la tête. Le vent avait forci depuis que la température avait baissé, et le ciel s’assombrissait lentement.
Une fois le bateau immobilisé, Garrett jeta l’ancre. Il attendit une minute, s’assura qu’elle accrochait bien et, satisfait, s’assit à côté de Theresa.
— J’aurais aimé pouvoir vous aider, lui lança-t-elle en souriant.
Elle rejeta ses cheveux derrière son épaule, du même geste que Catherine, et pendant quelques secondes il ne dit rien.
— Tout va bien ?
Il hocha la tête, brusquement mal à l’aise, une fois de plus.
— Pour le moment oui, mais si le vent continue à forcir nous devrons tirer des bords pour rentrer.
Elle mit dans une assiette de la salade de chou, des pommes de terre et un sandwich et la lui tendit, en remarquant qu’il s’était assis plus près d’elle que la dernière fois.
— Mettrons-nous plus longtemps ?
Garrett avait la bouche pleine de chou. Il ne répondit pas tout de suite.
— Oui, un peu, mais c’est sans problème tant que le vent ne tombe pas complètement. Dans ce cas, nous serions coincés.
— Et cela vous est déjà arrivé ?
Il hocha la tête.
— Une ou deux fois.
— Si peu que ça ? s’étonna-t-elle. Pourtant, le vent ne souffle pas tout le temps.
— Sur l’océan, si.
— Comment cela se fait-il ?
Il sourit et reposa son sandwich sur son assiette.
— Eh bien, les vents sont provoqués par les changements de température, quand les courants chauds vont vers les courants froids. Pour que le vent s’arrête sur l’océan, il faut que la température de l’air soit égale à celle de l’eau sur des milles alentour. Par ici, l’air est très chaud le jour, mais, dès que le soleil baisse, la température tombe rapidement. Le crépuscule est donc le meilleur moment pour sortir. La température change constamment et les conditions sont idéales pour la voile.
— Que se passe-t-il si le vent tombe ?
— La voile n’est plus gonflée et le bateau s’arrête. Et on ne peut rien faire pour qu’il avance.
— Qu’avez-vous fait quand cela vous est arrivé ?
— Rien. Je me suis assis et j’ai profité du calme. Je ne courais aucun danger et je savais que la température finirait par baisser. J’ai donc attendu. Au bout d’une heure, une petite brise s’est levée et je suis rentré au port.
— À vous entendre, j’ai l’impression que vous avez particulièrement apprécié cette journée.
— Oui. Il détourna les yeux de son regard intense et fixa la porte. L’une des meilleures de ma vie, ajouta-t-il presque pour lui seul.
Catherine se pencha vers lui.
— Viens donc t’asseoir à côté de moi.
Garrett ferma la porte de la cabine et la rejoignit.
— C’est la meilleure journée que nous ayons eue depuis longtemps, dit-elle d’une voix douce. Nous avons été tellement bousculés tous les deux ces derniers temps et... je ne sais pas... Sa voix traînait sur les mots. Je voulais faire quelque chose de spécial pour nous deux.
En l’écoutant, Garrett trouva qu’elle avait la même expression tendre que la nuit de leurs noces.
Il s’assit à côté d’elle et servit le vin.
— Je suis désolé d’avoir eu tant de travail au magasin. Je t’aime, tu sais.
— Oui, je sais, dit-elle en souriant tout en posant sa main sur la sienne.
— Ça va s’arranger, je te le promets.
Catherine hocha la tête en se penchant pour prendre son verre.
— Ne parlons pas de ça maintenant. Pour le moment, je veux juste que nous profitions l’un de l’autre. En ne pensant qu’à nous.
— Garrett ?
Il se tourna vers Theresa en sursautant.
— Je suis désolé..., commença-t-il.
— Ça va ?
Elle le dévisageait d’un air à la fois inquiet et perplexe.
— Très bien... Je me suis brusquement souvenu d’une chose que je devais faire, improvisa Garrett. Mais nous avons assez parlé de moi. Si cela ne vous ennuie pas, Theresa..., parlez-moi un peu de vous.
Déconcertée et ne sachant pas très bien ce qu’il voulait savoir, elle reprit depuis le début, retraçant les grands traits de sa vie un peu plus en détail, sa jeunesse, son travail, ses passions. Elle lui parla surtout de Kevin, lui disant que c’était un fils merveilleux et combien elle regrettait de ne pouvoir passer plus de temps avec lui.
Garrett l’écoutait sans l’interrompre.
— Vous avez donc été mariée ? demanda-t-il quand elle eut terminé.
— Oui, huit ans. Mais David, mon ex-mari, s’est apparemment lassé de notre vie..., il a eu une aventure. Je n’ai pas pu le supporter.
— Je n’aurais pas pu, moi non plus. Mais la situation n’en est pas plus facile pour autant.
— Non. Elle but une gorgée de soda. Nous sommes cependant restés en bons termes, malgré tout. C’est un bon père et c’est tout ce que je lui demande désormais.
Une grosse vague souleva le bateau. Garrett se retourna pour voir si l’ancre tenait bien.
— Maintenant, à votre tour de parler de vous, dit Theresa.
Garrett commença lui aussi par le commencement, son enfance de fils unique à Wilmington. Il lui dit que sa mère était morte quand il avait douze ans et que, son père passant sa vie en mer, il avait pratiquement grandi sur l’eau. Il lui raconta ses années d’études, omettant certains épisodes mouvementés qui auraient pu faire mauvaise impression, puis les débuts du magasin et comment se déroulait sa vie maintenant. Bizarrement, il ne parla absolument pas de Catherine. Theresa ne savait qu’en penser.
Pendant qu’ils conversaient, le ciel s’était obscurci et le brouillard commençait à monter autour d’eux. Avec le bateau qui se balançait mollement sur son mouillage, une certaine intimité se créait entre eux. L’air frais, la brise sur leur visage, le mouvement doux des vagues, tout conspirait à dissiper la gêne qu’ils avaient éprouvée au début.
Plus tard, Theresa essaya de se rappeler quand elle avait passé un moment pareil avec un homme. Garrett n’avait pas parlé une seule fois de la revoir, pas plus qu’il ne semblait attendre quoi que ce fût d’elle ce soir-là. La plupart des hommes qu’elle avait rencontrés à Boston partageaient l’idée fâcheuse que s’ils lui faisaient passer une bonne soirée quelque chose leur était dû en retour. C’était une attitude puérile, mais néanmoins courante, et elle trouvait ce changement agréable.
Il y eut une pause dans la conversation ; Garrett se renfonça dans son siège et se passa une main dans les cheveux. Il ferma les yeux et sembla savourer ce moment de silence. Elle remit tranquillement les assiettes sales et les serviettes dans son panier avant qu’elles s’envolent.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, dit Garrett, regrettant presque que la promenade touche à sa fin.
Quelques minutes plus tard, le bateau repartait. Elle remarqua que le vent était nettement plus fort qu’à l’aller. Garrett tenait la barre. Theresa, debout près de lui, la main sur la filière, repassait leur conversation dans sa tête. Pendant un long moment, aucun d’eux ne parla. Garrett se demandait ce qui pouvait bien le perturber ainsi.
Lors de leur dernière sortie en voilier, Garrett et Catherine avaient parlé pendant des heures tout en savourant le repas et le vin. La mer était calme, et ils se laissaient doucement bercer par le balancement familier des vagues.
Plus tard dans la nuit, après avoir fait l’amour, Catherine, allongée contre Garrett, caressait tendrement son torse en silence.
— À quoi penses-tu ? finit-il par lui demander.
— Je ne croyais pas qu’il était possible d ’aimer autant que je t ’aime, murmura-t-elle.
Garrett passa un doigt sur sa joue. Catherine le fixait intensément des yeux.
— Je ne le croyais pas non plus, répondit-il doucement. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
— Je voudrais que tu me fasses une promesse.
— Tout ce que tu voudras.
— Si jamais il m’arrivait quelque chose, promets-moi de refaire ta vie.
— Je ne crois pas que je pourrais en aimer une autre.
— Promets-le moi.
Il ne put rien dire pendant quelques instants.
— Très bien, si cela te fait plaisir, je te le promets, dit-il en lui souriant tendrement.
Catherine se serra contre lui.
— Je suis heureuse, Garrett.
Quand son souvenir se fut estompé, Garrett s’éclaircit la gorge et posa la main sur le bras de Theresa pour attirer son attention.
— Regardez, dit-il en montrant le ciel, faisant un effort pour maintenir la conversation sur un terrain neutre. Avant l’invention du sextant et de la boussole, on se servait des étoiles pour parcourir les mers. Là, vous pouvez voir l’étoile Polaire. Elle indique toujours le nord.
— Comment la reconnaissez-vous ? demanda Theresa en levant la tête.
— Je me sers des étoiles faciles à repérer. Vous voyez la Grande Ourse ?
— Oui.
— Si vous tirez un trait dans l’alignement des deux étoiles qui font le bord de la casserole, vous arrivez à l’étoile Polaire.
Theresa regarda les étoiles qu’il lui montrait en s’interrogeant sur lui et ses centres d’intérêt. La voile, la plongée, la pêche, la navigation aux étoiles, tout ce qui touchait l’océan. Et, par la même occasion, tout ce qui lui permettait de rester seul pendant des heures.
D’une main, Garrett attrapa le ciré bleu marine qu’il avait laissé derrière la barre et l’enfila.
— Les Phéniciens furent certainement les plus grands explorateurs de tous les temps. En 600 avant Jésus-Christ, ils prétendaient avoir fait le tour de l’Afrique, mais personne ne les croyait car ils juraient que l’étoile Polaire disparaissait au milieu de la traversée. C’était pourtant vrai.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils étaient passés dans l’hémisphère Sud. Ce qui permet aujourd’hui aux historiens de savoir qu’ils l’avaient bien fait. Personne n’en avait parlé avant eux, en tout cas, nous n’en avons aucune trace. Il a fallu attendre près de deux mille ans pour s’apercevoir qu’ils avaient raison.
Elle hocha la tête en songeant à cette équipée. Elle se demandait pourquoi on ne lui avait jamais appris ce genre de choses quand elle était petite et songea à cet homme qui savait tout cela depuis toujours. Et, soudain, elle comprit pourquoi Catherine était tombée amoureuse de lui. Il n’était ni plus séduisant, ni plus ambitieux, ni même plus charmant qu’un autre. Non, mais il avait choisi sa vie. Il avait un comportement à la fois mystérieux et différent, très viril. Jamais elle n’avait rencontré quelqu’un comme lui.
Voyant que Theresa restait silencieuse, Garrett lui jeta un bref regard et remarqua une fois de plus combien elle était jolie. Dans l’obscurité, sa peau claire prenait un teint diaphane et il eut brusquement envie de dessiner du bout du doigt le contour de son visage. Il secoua la tête pour chasser cette idée.
En vain. Le vent souleva les cheveux de Theresa. Il sentit sa gorge se nouer. Depuis combien de temps n’avait-il plus éprouvé ce genre de sensation ? Trop longtemps, c’était certain. Mais il ne pouvait et ne voulait rien y faire. Il le savait tout en la regardant. Ce n’était ni l’endroit, ni le moment..., ni celle qu’il fallait. Tout au fond de lui, il se demanda si la vie reprendrait un jour son cours normal.
— J’espère que je ne vous ennuie pas, dit-il avec un calme forcé. J’ai toujours été passionné par ce genre de récit.
— Oh non, pas du tout, protesta-t-elle en se tournant vers lui avec un grand sourire. J’ai adoré votre histoire. Je me demandais justement ce que ces hommes avaient dû endurer. Ce n’est pas facile d’affronter l’inconnu.
— Non, vraiment pas, répondit-il avec l’impression qu’elle avait lu dans ses pensées.
Les lumières des maisons sur la côte clignotaient dans la brume qui s’épaississait lentement. Happenstance roulait doucement dans la houle qui se formait à l’entrée de la passe. Theresa se retourna pour surveiller ses affaires. Sa veste avait glissé dans l’angle contre la cabine. Il faudrait qu’elle pense à la reprendre en partant.
Garrett avait dit qu’il naviguait seul la plupart du temps. Elle se demandait s’il avait jamais emmené quelqu’un à part Catherine et elle. Et, si c’était le cas, que pouvait-elle en déduire ? Elle savait qu’il l’avait observée attentivement à plusieurs reprises, mais toujours discrètement. Et s’il s’intéressait à elle il le cachait bien. Il ne l’avait pas pressée de questions et ne s’était pas inquiété de savoir si elle avait quelqu’un dans sa vie. Rien dans son attitude de la soirée ne laissait sous-entendre autre chose qu’un intérêt courtois.
Garrett tourna un bouton. Une série de petites lampes s’allumèrent sur le voilier. Pas assez pour les éclairer distinctement mais suffisamment pour que les autres bateaux les voient approcher. Il tendit la main vers la côte sombre.
— La passe se trouve droit devant nous, entre les lumières, dit-il en dirigeant la barre dans cette direction.
Les voiles frémirent et la bôme se balança un instant avant de reprendre sa position.
— Alors, cette première sortie en voilier vous a plu ?
— J’ai adoré. C’était merveilleux.
— J’en suis ravi. Je ne vous ai pas emmenée dans l’hémisphère Sud mais j’ai fait de mon mieux.
Ils étaient debout l’un à côté de l’autre, perdus dans leurs pensées. Un autre voilier apparut dans la nuit à un quart de mille devant eux. Il rentrait lui aussi à la marina. Garrett le dépassa à distance respectueuse tout en s’assurant qu’il n’y avait pas d’autres navires en vue. Theresa remarqua que le brouillard cachait complètement l’horizon.
Elle se tourna vers Garrett. Le vent rabattait ses cheveux en arrière. Son ciré, ouvert, s’arrêtait à mi-cuisses. Il était usé et passé par les années. Il le faisait paraître plus fort et elle garderait cette image de lui à jamais. Celle-ci, et la première fois qu’elle l’avait vu.
Ils approchaient de la côte. Theresa eut brusquement la conviction qu’ils ne se reverraient pas. Dans quelques minutes, ils seraient à quai et se diraient au revoir. Elle ne pensait pas qu’il l’inviterait une autre fois et elle n’allait certainement pas le lui demander. Elle sentait confusément que ce serait la dernière chose à faire.
Ils s’engagèrent dans la passe et se dirigèrent vers la marina. Theresa aperçut une série de panneaux triangulaires qui marquaient le chenal. Garrett baissa la voile à peu près là où il l’avait hissée en partant, avec toujours autant de rapidité. Le moteur démarra, et, quelques minutes plus tard, ils accostaient sur la jetée. Elle le regarda sauter à quai et fixer les amarres.
Theresa se retourna afin de rassembler ses affaires. Elle prit le panier, mais, au moment de saisir sa veste, elle hésita et décida brusquement de la glisser sous le coussin. Quand Garrett lui demanda si elle était prête, elle s’éclaircit la gorge.
— J’arrive.
Elle s’avança vers le bord du bateau et il lui offrit sa main. Elle sentit une fois de plus toute sa force tandis qu’il l’aidait à sauter sur le quai.
Ils se dévisagèrent un court instant, comme s’ils se demandaient ce qui allait se passer.
— Je dois le fermer pour la nuit, dit alors Garrett en faisant un geste vers Happenstance. J’en ai pour un moment.
— Je m’en doute, dit-elle en hochant la tête.
— Mais, avant, puis-je vous raccompagner à votre voiture ?
— Bien sûr.
Ils descendirent la jetée côte à côte. Arrivés à sa voiture de location, Garrett la regarda chercher ses clés dans son panier. Elle ouvrit la portière.
— J’ai vraiment passé une merveilleuse soirée, dit-elle.
— Moi aussi.
— Vous devriez emmener des passagers plus souvent. Je suis sûre qu’ils apprécieraient.
— J’y penserai, répondit-il avec un grand sourire.
Un instant, leurs regards se croisèrent, et il crut voir Catherine dans l’obscurité.
— Je ferais mieux d’y aller, dit-il brusquement, légèrement mal à l’aise. Ma journée commence tôt demain.
Elle hocha la tête, et, ne sachant que faire, Garrett lui tendit la main.
— Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, Theresa. Je vous souhaite une bonne fin de vacances.
Lui serrer la main parut bizarre après la soirée qu’ils avaient passée, mais il l’aurait surprise s’il avait agi autrement.
— Merci pour tout, Garrett. J’ai été ravie de vous rencontrer, moi aussi.
Elle s’assit derrière le volant et mit le contact. Garrett ferma sa portière et l’écouta démarrer. Elle lui sourit une dernière fois, jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et recula doucement. Garrett lui fit au revoir de la main et la regarda quitter la marina. Quand elle eut disparu, il fit demi-tour et regagna les quais en se demandant pourquoi il se sentait perturbé.
Vingt minutes plus tard, juste au moment où Garrett finissait de fermer Happenstance, Theresa ouvrait la porte de sa chambre d’hôtel. Elle jeta ses affaires sur le lit et se rendit à la salle de bains. Elle s’aspergea le visage d’eau froide et se lava les dents avant de se déshabiller. Puis, allongée sur le lit, la lampe de chevet allumée, elle ferma les yeux et pensa à Garrett.
David aurait agi tout à fait différemment à sa place. Il aurait organisé la soirée pour donner de lui une image idéale : «J’ai justement du vin, en voulez-vous un verre ? » Il aurait aussi certainement beaucoup parlé de lui. Tout en subtilité cependant. David savait où se situait la limite entre l’assurance et l’arrogance et aurait fait en sorte de ne pas la franchir tout de suite. Il fallait bien le connaître pour savoir qu’il suivait un plan savamment orchestré afin de donner de lui une excellente impression. Avec Garrett, elle avait su tout de suite qu’il ne jouait pas la comédie. Il était sincère et son comportement l’intriguait. Avait-elle bien agi ? Elle n’en était toujours pas certaine. Elle avait l’impression de l’avoir manipulé, et cela lui déplaisait.
C’était fait. Elle avait choisi, et il était trop tard pour revenir en arrière. Elle éteignit la lampe et, une fois ses yeux habitués à l’obscurité, elle regarda la fente entre les rideaux mal fermés. Un croissant de lune montait dans le ciel, éclairant le lit de ses rayons. Elle fut incapable d’en détacher son regard jusqu’à ce que son corps finisse par se détendre et que ses yeux se ferment pour la nuit.
7
— Et alors, que s’est-il passé ?
Jeb Blake, sa tasse de café à la main, parlait d’une voix rauque. Grand et mince, pour ne pas dire maigre, il approchait des soixante-dix ans, comme en témoignait son visage profondément ridé. Ses cheveux clairsemés étaient presque blancs et sa pomme d’Adam saillait de son cou comme une petite prune. Ses bras tatoués étaient couverts de cicatrices et de taches de soleil et les articulations de ses mains étaient gonflées par des années de pêche à la crevette. Sans son regard, on aurait pu le croire frêle et malade, mais il n’en était rien. Il travaillait encore pratiquement tous les jours, à mi-temps, et partait de chez lui aux aurores pour n’y revenir que vers midi.
— Rien. Elle est montée dans sa voiture et elle est partie.
Tout en roulant la première de la douzaine de cigarettes qu’il fumerait dans la journée, Jeb dévisagea son fils. Pendant des années, le médecin lui avait répété qu’il creusait sa tombe à fumer ainsi, mais, ce dernier étant mort d’une crise cardiaque à soixante ans, Jeb n’avait plus accordé aucun crédit à ses conseils. En tout état de cause, Garrett pensait que le vieil homme l’enterrerait lui aussi.
— C’est dommage, non ?
Garrett fut surpris de son franc-parler.
— Non, papa. Il n’y a rien à regretter. J’ai passé une bonne soirée. C’était agréable de parler avec elle et j’ai apprécié sa compagnie.
— Mais tu ne la reverras pas.
Garrett avala une gorgée de café en secouant la tête.
— Je ne pense pas. Elle est juste venue en vacances.
— Combien de temps ?
— Je l’ignore. Je ne lui ai pas demandé.
— Pourquoi ?
Garrett ouvrit une petite capsule de lait et la vida dans sa tasse.
— Pourquoi toutes ces questions ? J’ai seulement fait une sortie en mer avec cette fille, j’ai passé un bon moment et ça s’arrête là.
— Tu es sûr ?
— Que veux-tu dire ?
— Cette soirée aurait pu te donner l’envie de recommencer à voir du monde.
Garrett remua son café d’un air pensif. Voilà donc où il voulait en venir. Il avait l’habitude de ce genre de discussion avec son père et n’avait aucune envie d’entamer ce sujet ce matin.
— Papa, nous en avons déjà parlé.
— Je sais, mais tu m’inquiètes. Tu es trop souvent seul ces derniers temps.
— Non, pas du tout.
— Si, insista son père d’un ton étonnamment doux. Tu le sais.
— Je n’ai aucune envie de me disputer à ce propos, papa.
— Moi non plus. Ça ne sert à rien.
Il sourit. Après quelques secondes de silence, il tenta une autre approche.
— Alors, comment est-elle ?
Garrett réfléchit. Bien malgré lui, il avait longuement pensé à elle avant de s’endormir.
— Theresa ? Jolie et intelligente. Et pleine de charme.
— Elle est célibataire ?
— Je crois. Elle est divorcée et je ne pense pas qu’elle aurait accepté mon invitation si elle avait eu quelqu’un dans sa vie.
Jeb observait attentivement l’expression de son fils pendant qu’il parlait.
— Elle te plaît, n’est-ce pas ? dit-il en se penchant sur son café.
Inutile de vouloir lui cacher la vérité.
— Oui, mais je ne la reverrai probablement pas, je te l’ai déjà dit. Je ne sais pas où elle est descendue ni combien de temps elle doit rester. Elle est peut-être d’ailleurs déjà repartie.
Son père le regarda silencieusement avant de lui poser une nouvelle question.
— Si elle était encore là et que tu saches où la joindre, le ferais-tu ?
Garrett détourna les yeux sans rien dire. Jeb saisit son fils par le bras. Malgré ses soixante-dix ans, il avait encore des mains pleines de vigueur, et Garrett fut forcé de se tourner vers lui.
— Mon fils, ça fait trois ans, maintenant. Je sais que tu l’aimais, mais il est temps d’oublier. Tu le sais, non ? Il faut que tu reprennes ta vie en main.
— Tu as raison, papa. Hélas, ce n’est pas facile.
— Tout ce qui vaut la peine demande un effort. Ne l’oublie pas.
Quelques minutes plus tard, ils terminaient leur café. Garrett jeta quelques dollars sur la table, sortit du restaurant derrière son père et monta dans son camion sur le parking. Il arriva au magasin préoccupé par une foule de questions. Incapable de se concentrer sur la paperasserie qui s’amoncelait sur son bureau, il décida de retourner au port pour finir la réparation du moteur commencée la veille. Il avait pourtant du travail urgent qui l’attendait au magasin, mais il avait besoin d’être seul.
Garrett prit sa boîte à outils à l’arrière du camion et la porta jusqu’au bateau qui lui servait pour les cours de plongée. C’était un vieux Boston Whaler, suffisamment gros pour huit plongeurs et tout leur matériel.
La réparation du moteur ne présentait aucune difficulté mais demandait du temps. Il avait déjà bien avancé la veille.
Il enleva le capot du moteur en pensant à la conversation qu’il venait d’avoir avec son père. Ce dernier avait raison, évidemment. Il était absurde d’éprouver encore de tels sentiments mais Dieu lui était témoin qu’il n’y pouvait rien. Catherine était tout pour lui. Il suffisait qu’elle le regarde pour que la vie lui paraisse merveilleuse. Et quand elle souriait... Seigneur, jamais il n’avait pu retrouver cette sensation auprès de qui que ce soit. Quand une chose pareille vous est enlevée... C’était tellement injuste. Pis encore, c’était mal. Pourquoi elle entre tous ? Et pourquoi lui ? Pendant des mois, il était resté éveillé la nuit à se demander : « Et si ? » Et si elle avait attendu une seconde de plus avant de traverser la rue ? Et s’ils étaient restés quelques minutes de plus devant leur petit déjeuner ? Et s’il l’avait accompagnée au lieu de partir directement au magasin ? Des centaines de si. Et jamais aucune réponse.
Il essaya de s’éclaircir les idées en se concentrant sur ce qu’il faisait. Il retira les boulons qui maintenaient le carburateur en place et l’enleva. Puis il le démonta soigneusement pour vérifier que rien n’était usé à l’intérieur. Il ne pensait pas que le problème venait de là mais préférait néanmoins s’en assurer.
Le soleil chauffait de plus en plus. Garrett s’essuyait régulièrement le front. La veille, à la même heure, il avait aperçu Theresa sur la jetée où était amarré Happenstance. Il l’avait tout de suite remarquée, peut-être parce qu’elle était seule. En effet, les jeunes femmes qui avaient son allure ne venaient jamais seules sur le port. Elles étaient habituellement accompagnées de riches messieurs plus âgés qui possédaient des yachts de l’autre côté de la marina. Lorsqu’elle s’était arrêtée devant son bateau, il avait été étonné et s’était attendu à la voir repartir aussitôt. Comme tout le monde. Mais, après l’avoir observée quelques instants, il devina qu’elle était venue sur le port pour voir Happenstance et, à la façon dont elle tournait autour, il eut le sentiment que ce n’était pas sa seule raison.
Sa curiosité éveillée, il était allé lui parler. Sur le moment, il ne l’avait pas remarqué, mais, en refermant le bateau, plus tard, il s’était souvenu qu’elle l’avait regardé d’une étrange façon la première fois. Un peu comme si elle décelait en lui quelque chose qu’il tenait profondément caché habituellement. Il avait presque l’impression qu’elle en savait plus sur lui qu’elle ne voulait le dire.
Il secoua la tête. C’était insensé. Elle disait avoir lu les articles au magasin, voilà probablement d’où venait son expression bizarre. Oui, certainement. Il savait qu’il ne l’avait jamais rencontrée auparavant, il s’en serait souvenu, en plus, elle venait de Boston. Oui, c’était la seule explication plausible et pourtant elle ne le satisfaisait pas totalement.
Mais quelle importance ?
Ils étaient sortis en mer, avaient apprécié mutuellement leur compagnie et s’étaient dit au revoir. Point final. Ainsi qu’il l’avait dit à son père, l’eût-il voulu, il ne savait pas où la joindre. Elle devait être en ce moment sur le chemin du retour ou repartirait dans les jours prochains, et il avait mille choses à faire cette semaine. L’été était la haute saison pour la plongée, et tous ses week-ends étaient réservés jusqu’à la fin août. Il n’avait ni le temps ni le courage d’appeler tous les hôtels de Wilmington pour la retrouver, et, le ferait-il, que lui dire ? Quel prétexte pourrait-il invoquer sans paraître ridicule ?
Préoccupé par toutes ces questions, il continuait à travailler sur le moteur. Après avoir repéré et remplacé un joint qui fuyait, il replaça le carburateur et le capot et fit démarrer le moteur. Il tournait nettement mieux qu’avant. Garrett détacha les amarres du Boston Whaler et partit l’essayer. Il le testa à toutes les vitesses, arrêta et redémarra le moteur plusieurs fois et, satisfait, ramena le bateau à son mouillage trois quarts d’heure plus tard. Ravi d’y avoir passé moins de temps que prévu, il ramassa ses outils, les rapporta au camion et regagna Island Diving deux rues plus loin.
Comme d’habitude, une pile de papiers l’attendaient dans le panier sur son bureau. Il les feuilleta rapidement. Il y avait surtout des bons de commande, déjà remplis, pour le réapprovisionnement du magasin, plus quelques factures. Il rapprocha son siège du bureau et se mit au travail.
À onze heures, il avait expédié le plus urgent. Il se rendit à l’avant du magasin. Ian, l’un de ses employés saisonniers qui était alors au téléphone, lui tendit trois notes. Les deux premières concernaient des fournisseurs : il y avait eu des erreurs dans leurs dernières commandes. Un problème de plus à régler, se dit-il en repartant vers son bureau.
Il s’arrêta net en voyant d’où provenait le troisième message. Tout en le relisant pour vérifier qu’il ne se trompait pas, il entra dans son bureau et referma la porte derrière lui. Il composa le numéro et demanda le poste.
Theresa Osborne lisait le journal lorsque son téléphone sonna. Elle décrocha dès la deuxième sonnerie.
— Bonjour, Theresa, c’est Garrett.
— Oh, bonjour, Garrett ! répondit-elle, apparemment ravie de l’entendre. Merci de me rappeler. Comment allez-vous ?
Sa voix réveilla les souvenirs de la veille. Il sourit en essayant de l’imaginer dans sa chambre d’hôtel.
— Je vais très bien, merci. Je viens de recevoir votre message. Que puis-je faire pour vous ?
— Voilà, j’ai oublié ma veste sur le bateau hier soir et je me demandais si vous l’aviez trouvée.
— Non, mais je n’ai pas vraiment regardé. Vous l’aviez posée dans la cabine ?
— Je ne sais plus.
— Eh bien, laissez-moi le temps d’y aller en vitesse et je vous rappelle pour vous dire si je l’ai trouvée.
— Cela ne vous dérange pas trop ?
— Pas du tout. Je n’en ai que pour quelques minutes. Vous êtes encore là un moment ?
— Oui, en principe.
— Alors je vous rappelle tout de suite.
Garrett partit d’un pas vif à la marina. Arrivé au bateau, il ouvrit la porte de la cabine et descendit. Ne trouvant pas la veste, il remonta inspecter le pont et finit par l’apercevoir, à moitié cachée sous l’un des coussins. Il la ramassa, s’assura qu’elle n’était pas salie et retourna au magasin.
De retour à son bureau, il composa le numéro de Theresa. Elle décrocha dès la première sonnerie.
— C’est Garrett. J’ai retrouvé votre veste.
— Merci, dit-elle d’un ton soulagé. C’est gentil d’être allé la chercher.
— Ce n’est rien.
Elle resta silencieuse quelques secondes comme si elle réfléchissait.
— Vous pouvez me la mettre de côté ? Je viens la chercher à votre magasin d’ici à vingt minutes.
— Bien sûr, répondit-il.
Après avoir raccroché, il se renfonça dans son fauteuil en pensant à ce qui venait d’arriver. Elle n’était pas encore partie et il allait la revoir. Bien qu’il ne saisisse pas très bien comment elle avait pu oublier sa veste alors qu’elle avait apporté si peu d’affaires, un fait était certain : il en était ravi.
Mais quelle importance ?
Theresa arriva vingt minutes plus tard, vêtue d’un short et d’un petit haut décolleté à bretelles qui lui seyait à merveille. Quand elle entra dans le magasin, Ian et Garrett la dévisagèrent tous les deux.
— Bonjour ! s’écria-t-elle en souriant dès qu’elle l’aperçut.
Ian se tourna d’un air interrogateur vers Garrett, qui, faisant mine de l’ignorer, s’avança vers Theresa la veste à la main. Il savait que Ian ne perdait pas une miette de la scène et qu’il le harcèlerait plus tard, mais il n’avait pas l’intention de lui donner la moindre explication.
— Belle comme un sou neuf, dit-il en lui rendant le vêtement.
Il s’était lavé les mains en vitesse pour s’enlever le cambouis et avait passé un T-shirt pris dans le rayon solde du magasin. Rien de bien spectaculaire, mais c’était mieux qu’avant. Au moins, il avait l’air propre.
— C’est vraiment très gentil, dit-elle.
Il aperçut ce petit quelque chose dans son regard qui l’avait déjà séduit la veille. Il se gratta machinalement la joue.
— J’étais ravi de vous rendre service. C’est le vent qui a dû la pousser dans un coin.
— Certainement, dit-elle avec un petit haussement d’épaules, et Garrett la regarda arranger sa bretelle. Il ne savait pas si elle était pressée ni s’il avait envie qu’elle parte tout de suite. Il prononça les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit.
— J’ai passé une excellente soirée, hier.
— Moi aussi.
Elle croisa son regard en disant ces mots, et Garrett sourit légèrement. Il ne savait pas quoi ajouter, il y avait si longtemps qu’il ne s’était pas trouvé dans cette situation. Il était toujours très à l’aise avec ses clients ou les étrangers, mais là c’était tout différent. Il hésita, portant son poids d’un pied sur l’autre, avec la sensation d’avoir seize ans à nouveau. Finalement, ce fut elle qui prit la parole.
— Je pense que j’ai une dette envers vous pour le temps que je vous ai fait perdre, dit-elle.
— Ne soyez pas ridicule. Vous ne me devez rien.
— Peut-être pas pour la veste, mais, pour la soirée, si.
Il secoua la tête.
— Pas du tout. J’ai été heureux que vous soyez venue.
J’ai été heureux que vous soyez venue. Les mots résonnèrent dans sa tête dès qu’il les eut prononcés. Jamais il n’aurait pu imaginer deux jours auparavant qu’il formulerait cette phrase.
Le téléphone se mit à sonner dans le fond du magasin, l’arrachant à ses pensées.
— Avez-vous poussé jusqu’ici uniquement pour récupérer votre veste ou avez-vous l’intention d’en profiter pour faire un peu de tourisme ? demanda-t-il pour gagner du temps.
— Je n’ai rien prévu. C’est bientôt l’heure du déjeuner. Vous auriez un endroit à me recommander ?
— j’aime bien chez Hank, sur la jetée, répondit-il après quelques secondes de réflexion. C’est frais et la vue est paradisiaque.
— Où se trouve-t-il exactement ?
Il fit un geste par-dessus son épaule.
— À Wrightsville Beach. Vous prenez le pont qui mène à l’île et vous tournez à droite. Vous ne pouvez pas le manquer, il suffît de suivre les panneaux indiquant la jetée.
— Quel genre de cuisine font-ils ?
— Surtout du poisson, des fruits de mer. Leurs crevettes et leurs huîtres sont un délice, mais ils ont aussi de la viande, si vous préférez.
Elle attendit, puis, voyant qu’il n’ajoutait rien, tourna les yeux vers la vitrine. Elle ne bougeait pas, et, pour la deuxième fois en quelques minutes, Garrett se sentit embarrassé. Mais pourquoi lui faisait-elle un tel effet ?
— Si vous voulez, je pourrais vous y conduire, se lança-t-il brusquement. Je commence à avoir faim et cela me ferait plaisir de vous y accompagner.
— C’est une excellente idée, dit-elle avec un grand sourire.
Il parut soulagé.
— Mon camion est derrière. Je vous emmène ?
— Vous connaissez la route mieux que moi.
Garrett lui fit traverser le magasin et ils sortirent par la porte de service. Marchant légèrement en retrait afin de cacher son expression, Theresa ne put retenir un petit sourire de satisfaction.
Hank existait depuis la construction de la jetée, et sa clientèle se composait autant de touristes que d’habitants des environs. Cet endroit pittoresque lui rappelait les restaurants de Cape Cod, avec ses planchers bruts usés et rayés par des années de chaussures pleines de sable, ses grandes baies qui ouvraient sur l’océan et ses photos de pêches miraculeuses sur les murs. Theresa repéra sur le côté la porte qui menait aux cuisines et aperçut des plateaux de fruits de mer que venaient chercher des serveurs et des serveuses vêtus de shorts et de T-shirts bleus brodés au nom du restaurant. Les chaises et les tables en bois, d’aspect rustique, avaient été gravées par des centaines de clients. Tout le monde arborait une tenue décontractée, et apparemment la plupart des clients avaient passé la matinée à se dorer au soleil.
— Faites-moi confiance, dit-il tandis qu’ils se dirigeaient vers une table. L’endroit ne paie pas de mine, mais vous allez vous régaler.
Ils s’assirent à une table dans un angle, et Garrett poussa sur le côté deux bouteilles de bière qui n’avaient pas encore été débarrassées. Les menus étaient coincés entre les flacons de Ketchup, Tabasco, sauce tartare et un condiment maison portant une étiquette avec comme seule inscription « Hank’s ». C’étaient de vulgaires feuilles plastifiées qui semblaient ne pas avoir été remplacées depuis des années. Theresa regarda autour d’elle et s’aperçut que pratiquement toutes les tables étaient occupées.
— C’est bondé, dit-elle en s’installant confortablement.
— Toujours. Bien avant que Wrighstville Beach n’attire les touristes, cet endroit était déjà une légende. Inutile de venir ici le vendredi ou le samedi soir, à moins de bien vouloir attendre deux heures.
— Qu’est-ce qui attire tout ce monde ?
— La nourriture et les prix. Tous les matins, Hank fait le plein de poisson frais et de crevettes, et vous vous en sortez toujours pour moins de dix dollars avec le service. En comptant deux bières par-dessus le marché.
— Comment fait-il ?
— Une question de débit, je suppose. C’est toujours plein.
— Alors nous avons eu de la chance de trouver une table.
— Exactement. Les gens du coin viennent plus tard et les estivants ne s’attardent jamais très longtemps. Ils avalent un morceau en vitesse et repartent s’allonger au soleil.
Elle jeta un dernier regard autour d’elle avant de consulter le menu.
— Alors, que me recommandez-vous ?
— Vous aimez le poisson ?
— J’adore.
— Prenez donc le thon ou le dauphin. Les deux sont délicieux.
— Du dauphin !
— Pas Flipper. En fait, c’est la dorade coryphène que nous appelons ainsi dans la région.
— Je crois que je prendrai du thon, dit-elle avec un petit clin d’œil. Juste au cas où.
— Vous me croyez capable d’inventer une histoire pareille ?
— Je ne sais que penser, le taquina-t-elle. Nous ne nous sommes rencontrés qu’hier, souvenez-vous. Je ne vous connais pas suffisamment pour savoir de quoi vous êtes capable.
— Vous m’en voyez vexé, répliqua-t-il sur le même ton.
Elle éclata de rire. Il se mit à rire à son tour, et elle le surprit en lui tapotant le bras. Il se souvint brusquement que Catherine faisait ce geste pour attirer son attention.
— Regardez, dit-elle avec un signe de tête vers les fenêtres.
Un vieil homme chargé de son matériel de pêche avançait sur la jetée. Il n’avait rien d’extraordinaire, si ce n’était l’énorme perroquet perché sur son épaule.
Garrett secoua la tête en souriant, encore ému par son geste.
— Nous avons de drôles de numéros par ici. Ce n’est pas encore la Californie, mais nous n’en sommes pas loin.
Theresa suivait des yeux le vieil homme au perroquet.
— Vous devriez vous en acheter un pour vous tenir compagnie quand vous naviguez.
— Et gâcher mon silence et ma tranquillité. Sans compter qu’avec ma chance je tomberais sur un perroquet qui ne parle pas. Il serait tout juste capable de brailler toute la sainte journée et de me bouffer un morceau d’oreille au premier changement de vent !
— Vous ressembleriez à un pirate !
— J’aurais plutôt l’air d’un idiot.
— Oh, vous n’êtes pas drôle, dit Theresa en feignant de bouder. Elle regarda autour d’elle. Dites-moi, y a-t-il quelqu’un pour nous servir ou devons-nous attraper et cuire notre poisson nous-mêmes ?
— Ah, vous, les Yankees ! marmonna-t-il en secouant la tête.
Elle rit de plus belle en se demandant s’il s’amusait autant qu’elle, mais, au fond, elle connaissait la réponse.
Quelques minutes plus tard, une serveuse vint s’occuper d’eux. Theresa et Garrett choisirent de la bière tous les deux, et, après avoir passé leur commande en cuisine, la jeune femme leur apporta les bouteilles sur la table.
— Pas de verres ? s’étonna Theresa après son départ.
— Non. C’est un endroit chic avant tout.
— Je comprends pourquoi il vous plaît tant.
— Dois-je l’interpréter comme une critique sur mon manque de goût ?
— Seulement si vous avez des doutes à ce sujet.
— On croirait entendre un psy.
— Pas du tout, mais je suis une mère, et cela me donne une certaine connaissance de la nature humaine.
— Vraiment ?
— C’est ce que j’affirme à Kevin.
Garrett but une gorgée de bière.
— Vous l’avez appelé aujourd’hui ?
Elle hocha la tête et but à son tour.
— Juste quelques minutes. Il partait à Disneyland quand j’ai téléphoné. Il avait des entrées pour le matin de bonne heure et était pressé. Il voulait être dans les premiers à faire la queue pour Indiana Jones.
— Il s’amuse bien, avec son père ?
— Il se régale. David s’est toujours bien occupé de lui. Je pense qu’il essaie de compenser le fait qu’il ne voit pas très souvent son fils. Chaque fois que Kevin va chez lui, il s’attend à quelque chose d’extraordinaire.
Garrett la dévisagea bizarrement.
— Vous n’avez pas l’air convaincue.
Elle hésita.
— Eh bien, j’espère qu’il ne sera pas déçu, plus tard. David et sa femme ont fondé une nouvelle famille et, quand le bébé grandira, je crois que ce sera plus difficile pour David et Kevin de se retrouver seuls.
— On ne peut pas protéger nos enfants contre certaines déceptions, dit-il en se penchant vers elle.
— Je le sais parfaitement. Seulement...
Elle s’arrêta, et Garrett finit calmement sa phrase.
— C’est votre fils, et vous ne voulez pas le voir souffrir.
— Exactement.
Des gouttes de condensation s’étaient formées sur la paroi de sa bouteille, et Theresa se mit à arracher l’étiquette. Catherine aussi avait cette manie. Garrett but une autre gorgée de bière et dut faire un réel effort pour revenir à leur conversation.
— En tout cas, si Kevin vous ressemble un peu, je suis sûr qu’il s’en sortira très bien.
— Que voulez-vous dire ?
— La vie n’est facile pour personne, commença-t-il en haussant les épaules. Pour vous non plus. Vous avez connu des moments difficiles. Je pense qu’à vous voir affronter l’adversité il apprendra à le faire lui aussi.
— Maintenant, c’est vous qui parlez comme un psy.
— Je vous fais seulement part de ce que j’ai appris en grandissant. J’avais environ l’âge de Kevin quand ma mère est morte d’un cancer. En regardant mon père, j’ai compris que je devais continuer à vivre, quoi qu’il arrive.
— Votre père s’est-il remarié ?
— Non, dit-il en secouant la tête. Je pense qu’il lui est arrivé d’en avoir envie, mais il n’a jamais pu s’y décider.
Ce qui expliquait bien des choses. Tel père, tel fils.
— Il vit toujours ici ?
— Oui. Je le vois très souvent. Nous essayons de nous retrouver au moins une fois par semaine. Il tient à me garder dans le droit chemin.
— Comme tous les parents, dit-elle en souriant.
Ils furent servis quelques minutes plus tard et poursuivirent leur conversation tout en mangeant. Cette fois, c’était Garrett qui parlait le plus. Il lui raconta ce qu’était l’enfance d’un gamin du Sud, et les raisons pour lesquelles il n’aimerait pas vivre ailleurs. Il lui confia quelques aventures qui lui étaient arrivées en voilier ou en plongée. Elle l’écoutait, fascinée. Cela n’avait rien à voir avec les histoires que lui racontaient les hommes qui l’invitaient à Boston et qui tournaient toujours autour de leurs talents en affaires. Il lui parla des centaines de créatures différentes qu’il rencontrait au cours de ses plongées et de ses émotions le jour où il avait été surpris par une tempête qui avait failli couler son bateau. Une autre fois, il avait été pourchassé par un requin-marteau et avait dû se réfugier dans l’épave qu’il explorait.
— J’ai bien cru me retrouver à court d’air avant de pouvoir remonter, dit-il en secouant la tête à ce souvenir.
Theresa l’observait tandis qu’il parlait, ravie de le voir plus détendu que la veille. Elle nota à nouveau ce qu’elle avait déjà remarqué : son visage mince, ses yeux bleu clair et l’aisance de ses gestes. Elle sentait une énergie nouvelle dans sa façon de parler, et ce changement la sidérait. Il ne donnait plus l’impression de peser chaque mot.
Ils terminèrent leur repas - il avait raison, tout était délicieux - et burent tous les deux une seconde bière sous les ventilateurs qui tournaient au-dessus de leurs têtes. Avec le soleil au zénith, il faisait chaud dans le restaurant, pourtant, il y avait toujours autant de monde. Dès qu’on leur apporta l’addition, Garrett posa de l’argent sur la table et donna le signal du départ.
— Vous êtes prête ?
— Quand vous voulez. Merci pour le déjeuner. C’était un régal.
Elle s’attendait que Garrett retourne directement au magasin.
— Que diriez-vous d’une petite promenade sur la plage ? proposa-t-il alors. En principe, il fait moins chaud au bord de l’eau.
Theresa accepta. Il la conduisit au bord de la jetée et descendit l’escalier derrière elle. Les marches étant légèrement incurvées et sablonneuses, ils durent se tenir à la rampe en descendant. Une fois sur la plage, ils se dirigèrent vers la mer en passant sous la jetée. L’ombre était bienvenue dans la chaleur de la mi-journée. Arrivés sur le sable durci par les vagues qui venaient le lécher, ils s’arrêtèrent pour retirer leurs chaussures. Autour d’eux, des familles entières se prélassaient au soleil ou s’ébattaient dans l’eau.
Ils commencèrent à marcher en silence. Theresa regarda autour d’elle, admirant le paysage.
— Êtes-vous beaucoup allée à la plage depuis votre arrivée ? demanda Garrett.
— Non. Je suis arrivée seulement avant-hier. C’est la première fois que je viens ici.
— L’endroit vous plaît ?
— C’est magnifique.
— Ça ressemble aux plages du Nord ?
— Oui, à certaines. En revanche, l’eau est bien plus chaude ici. Vous n’êtes jamais allé plus haut dans le nord ?
— Je n’ai jamais quitté la Caroline du Nord.
— Vous êtes un vrai globe-trotter, dit-elle en souriant.
— Non, mais ça ne m’a jamais manqué. Je me plais ici et je n’arrive pas à imaginer qu’il existe un endroit plus beau au monde. Je n’ai aucune envie de bouger. Ils firent quelques pas. Et vous ? Combien de temps restez-vous à Wilmington ? demanda-t-il en changeant de sujet.
— Jusqu’à dimanche. Je travaille lundi.
Encore cinq jours, compta-t-il.
— Vous avez des amis ici ?
— Non. Je suis venue seule.
— Pourquoi ?
— Je voulais connaître la région. On m’en avait dit du bien et je voulais juger par moi-même.
Il réfléchit à sa réponse.
— Vous partez souvent en vacances toute seule ?
— Non, c’est la première fois.
Une jeune femme qui faisait son jogging avançait vers eux, suivie de son labrador noir. Le chien, la langue pendante, avait l’air épuisé par la chaleur. Mais, sans s’en inquiéter, sa maîtresse continuait à courir, et fit demi-tour au niveau de Theresa. Garrett faillit lui dire quelque chose quand elle passa près d’eux mais se ravisa en pensant que cela ne le regardait pas.
Ils marchèrent un moment sans parler. Ce fut Garrett qui reprit la conversation.
— Puis-je vous poser une question indiscrète ?
— Ça dépend.
Il s’arrêta et ramassa des petits coquillages qui avaient attiré son regard. Il les retourna entre ses doigts et les lui tendit.
— Vous avez quelqu’un dans votre vie, à Boston ?
— Non, répondit-elle en les prenant.
Les vagues venaient mourir à leurs pieds. Il s’était attendu à cette réponse et pourtant il ne voyait pas comment une fille comme elle pouvait passer ses soirées toute seule.
— Pourquoi ? Vous ne devez pas manquer de soupirants.
Elle sourit de sa réflexion et ils se remirent à marcher.
— Merci, vous êtes gentil. Ce n’est pas facile, surtout quand on a un fils. J’ai beaucoup de choses à considérer quand je rencontre quelqu’un. Elle s’arrêta. Et vous ? Avez-vous quelqu’un ?
— Non.
— C’est à mon tour de vous demander pourquoi.
Il haussa les épaules.
— Je suppose que c’est parce que je n’ai rencontré personne que j’aie envie de voir régulièrement.
— Est-ce la seule raison ?
C’était le moment de dire la vérité, et Garrett le savait. Il suffisait qu’il répète ce qu’il venait de dire et ce serait réglé. Pendant quelques pas, il resta silencieux.
La foule s’éclaircissait au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la jetée, et ils n’entendaient plus que le bruit des vagues qui se brisaient sur le sable. Garrett regarda un groupe de sternes au bord de l’eau qui s’écartaient déjà en les voyants approcher. Le soleil, maintenant droit au-dessus de leurs têtes, se réverbérait sur le sable et ils plissaient les yeux. Garrett parlait à Theresa, sans la regarder, tandis qu’elle s’était rapprochée de lui pour entendre ses paroles au-dessus du bruit de l’océan.
— Non, ce n’est pas tout. C’est en fait une excuse. Pour être honnête, je n’ai même pas essayé de trouver.
Theresa le dévisageait attentivement. Il gardait les yeux fixés droit devant lui comme s’il rassemblait ses idées, et elle vit qu’il faisait un effort pour continuer.
— Je ne vous ai pas tout dit, hier soir.
Elle se crispa intérieurement, sachant exactement ce qu’il avait tu.
— Oh ! dit-elle simplement, en gardant un visage impassible.
— J’ai été marié, moi aussi. Pendant six ans. Mais elle est morte, ajouta-t-il en se tournant vers elle avec une expression qui la fit tressaillir.
— Je suis désolée.
Il s’arrêta encore pour ramasser des coquillages, sans les tendre à Theresa cette fois-ci. Après les avoir observés machinalement, il en jeta un dans les vagues. Theresa le regarda disparaître dans l’océan.
— C’était il y a trois ans. Depuis, je n’ai eu aucune envie d’inviter ni même de regarder une seule fille.
Il se tut, embarrassé.
— Vous devez vous sentir seul parfois.
— Oui, mais j’essaie de ne pas y penser. Le magasin m’occupe beaucoup : il y a toujours quelque chose à faire. Je n’ai pas le temps de voir passer la journée qu’il est déjà l’heure de se coucher et, le lendemain, je recommence.
Il lui sourit d’un petit air triste. Voilà, c’était dit. Il y avait des années qu’il voulait en parler à quelqu’un d’autre qu’à son père et il avait fini par se confier à une jeune femme de Boston qu’il connaissait à peine. Une jeune femme qui avait su ouvrir les portes qu’il avait condamnées lui-même.
— Comment était-elle ? demanda-t-elle.
— Catherine ? Il sentit sa gorge se serrer. Vous voulez vraiment le savoir ?
— Oui, j’aimerais bien, l’encouragea-t-elle doucement.
Il jeta encore un coquillage dans les vagues tout en rassemblant ses idées. Comment pourrait-il la décrire avec des mots ? Il fallait qu’il y arrive, il voulait coûte que coûte que Theresa comprenne. Malgré lui, le passé l’enveloppa une fois de plus.
— Ça alors, mon chéri, disait Catherine en levant la tête de ses plates-bandes. Je ne t’attendais pas si tôt !
— C’était le calme plat ce matin au magasin, et j’ai eu envie de venir déjeuner avec toi.
— Je vais nettement mieux.
— Tu crois que c’était la grippe ?
— Je ne sais pas. Plutôt quelque chose que j’ai mangé. Tu n’étais pas parti depuis une heure que je me suis sentie en état de jardiner.
— Je vois ça.
— Que penses-tu de ce massif ? demanda-t-elle en montrant un carré de terre fraîchement planté.
Garrett inspecta les pensées qu’elle venait de repiquer le long de la véranda.
— C’est ravissant, dit-il avec un petit sourire, mais tu n’aurais pas dû garder toute la terre pour toi.
Elle s’essuya le front du revers de la main et le dévisagea en clignant des yeux sous le soleil éclatant.
— Je suis si sale que ça ?
Elle avait les genoux terreux, une traînée de boue sur la joue, sa queue-de-cheval à moitié défaite et le visage rouge et trempé de sueur.
— Tu es parfaite.
Catherine retira ses gants et les jeta sur la véranda.
— Je ne suis pas parfaite, Garrett, mais merci quand même. Allez, viens que je te fasse à manger. Je sais que tu dois retourner au magasin.
Il tourna la tête vers Theresa en soupirant. Elle attendait qu’il parle.
— Elle était tout ce que je désirais. Belle, charmante, le sens de l’humour, et elle me soutenait dans tout ce que j’entreprenais. Je la connaissais depuis toujours, nous allions à l’école ensemble. Nous nous sommes mariés un an après mon diplôme de l’UNC. Notre mariage a duré six ans, et ce furent les plus belles années de ma vie. Quand elle m’a été enlevée... Il s’arrêta, comme à court de mots. Je ne sais pas si je m’habituerai un jour à vivre sans elle.
À l’entendre parler ainsi de Catherine, Theresa éprouva pour lui une peine qui la déconcerta. Elle était bouleversée non seulement par son ton, mais aussi par l’expression de son visage quand il parlait d’elle, comme s’il était déchiré entre la beauté de ses souvenirs et la douleur de les évoquer. Certes, les lettres étaient très émouvantes, mais elles ne l’avaient pas préparée à une telle souffrance. Elle n’aurait pas dû aborder ce sujet. Elle n’avait aucune raison de le faire parler de ça.
Mais si, murmura brusquement une petite voix au fond d’elle-même. Tu voulais voir sa réaction de tes propres yeux. Tu voulais voir s'il était prêt à laisser le passé derrière lui.
Garrett lança distraitement les coquillages qui lui restaient dans la mer.
— Je suis désolé, dit-il.
— Pardon ?
— Je n’aurais pas dû vous parler d’elle. Ni autant de moi.
— Pas du tout, Garrett. C’est moi qui vous ai poussé. Je vous ai interrogé sur elle, souvenez-vous.
— Je n’avais pas l’intention de parler de cette façon.
On eût dit qu’il avait fait quelque chose de mal. La réaction de Theresa fut presque instinctive. Elle fit un pas vers lui, lui prit la main et l’étreignit doucement. Quand elle leva les yeux vers lui, elle vit qu’il était étonné. Pourtant, il n’essaya pas de retirer sa main.
— Vous avez perdu votre femme, c’est une épreuve que peu d’hommes de votre âge ont vécue.
Il baissa les yeux tandis qu’elle cherchait laborieusement ses mots.
— Vos sentiments vous honorent. Vous êtes de ceux qui aiment pour la vie... Vous n’avez pas à en rougir.
— Je sais. Seulement, cela fait déjà trois ans...
— Un jour, vous tomberez amoureux d’une autre femme. C’est généralement ce qui arrive à ceux qui ont déjà aimé. C’est dans leur nature.
Elle lui serra la main à nouveau, et Garrett se sentit réconforté par sa chaleur. Il n’avait pas envie de la lâcher.
— J’espère que vous avez raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Je connais la vie. Je suis une mère, rappelez-vous.
Il laissa échapper un petit rire, faisant un effort pour chasser la tristesse qui l’écrasait.
— Je n’ai pas oublié. Et une bonne mère, certainement.
Ils firent demi-tour et repartirent vers la jetée en parlant tranquillement des trois années écoulées sans se lâcher la main. Quand ils remontèrent dans le camion pour revenir au magasin, Garrett était plus perturbé que jamais. Ce qui s’était passé ces deux derniers jours était tellement inattendu. Theresa n’était plus une étrangère sans être toutefois une amie. Elle l’attirait, à quoi bon le nier. Seulement elle repartirait bientôt et il savait que c’était sans doute mieux ainsi.
— À quoi pensez-vous ? demanda-t-elle.
Garrett passa une vitesse tandis qu’ils s’engageaient sur le pont en direction de Wilmington et Island Diving. Vas-y. Livre-lui le fond de ta pensée.
— Je pensais, commença-t-il, se surprenant lui-même, je pensais que si vous n’avez rien de prévu ce soir j’aimerais vous inviter à dîner.
— J’attendais que vous me le proposiez, dit-elle avec un grand sourire.
Il n’était pas encore revenu de son étonnement de l’avoir invitée quand il tourna à gauche dans la rue qui conduisait à son magasin.
— Pouvez-vous venir chez moi vers huit heures ? J’ai beaucoup de travail aujourd’hui et je ne pourrai probablement pas rentrer plus tôt.
— C’est parfait. Où habitez-vous ?
— À Carolina Beach. Venez, je vous expliquerai le chemin à l’intérieur.
Ils se garèrent sur le parking. Theresa suivit Garrett jusqu’à son bureau. Il griffonna les indications sur un papier.
— Vous ne devriez avoir aucun mal à trouver, dit-il d’une voix qui se voulait assurée. Vous verrez mon camion devant la maison. Si vous vous perdez, je vous ai inscrit mon numéro de téléphone en dessous.
Après le départ de Theresa, Garrett se mit à penser à la soirée. Deux questions le préoccupaient. D’abord, pourquoi Theresa l’attirait-elle autant ? Ensuite, pourquoi avait-il l’impression de trahir Catherine ?
8
Theresa consacra le reste de l’après-midi à découvrir les environs pendant que Garrett travaillait au magasin. Ne connaissant pas très bien Wilmington, elle demanda comment se rendre dans le vieux quartier, où elle passa quelques heures à faire du lèche-vitrines. Il y avait surtout des boutiques à touristes et elle trouva quelques petits souvenirs peu à son goût mais qui plairaient beaucoup à Kevin. Après lui avoir acheté un short qu’il pourrait porter à son retour de Californie, elle rentra à son hôtel faire une petite sieste. Les deux derniers jours l’avaient épuisée et elle s’endormit aussitôt.
Garrett, de son côté, affrontait toute une série de problèmes. La livraison d’un nouvel équipement arriva juste après son retour, et une fois qu’il eut remballé ce dont il n’avait pas besoin il appela le fournisseur pour lui renvoyer la marchandise. Ensuite, il s’aperçut que trois des moniteurs qui devaient donner des cours de plongée pendant le week-end seraient absents et il dut annuler les rendez-vous.
Il poussa un soupir de soulagement quand il ferma le magasin à six heures et demie, épuisé. Puis, après avoir fait ses courses à l’épicerie, il rentra chez lui. Il se doucha, enfila un jean propre et une chemise de coton, et prit une bière bien fraîche dans le réfrigérateur. Il sortit sur la terrasse à l’arrière de la maison et se laissa tomber dans un fauteuil en fer forgé. Il regarda alors sa montre et se rendit compte que Theresa allait bientôt arriver.
Garrett était toujours assis sur la terrasse quand il entendit une voiture descendre lentement sa rue. Il dévala les marches, contourna la maison et regarda Theresa se garer derrière son camion.
Elle sortit de sa voiture vêtue d’un jean et du petit haut qu’elle portait le matin, qui lui allait si bien, et s’avança d’un air détendu vers lui. Quand elle lui sourit, il s’aperçut qu’il la trouvait encore plus attirante depuis leur déjeuner, et cela le mit mal à l’aise sans qu’il veuille le reconnaître.
Il s’avança au-devant d’elle de son air le plus naturel. Elle tenait une bouteille de vin blanc et, pour la première fois, sentait le parfum.
— J’ai apporté du vin, dit-elle en lui tendant la bouteille. J’ai pensé qu’il s’harmoniserait bien au dîner. Comment s’est passé votre après-midi ?
— Très chargé. Nous avons eu du monde jusqu’à la fermeture et j’avais une montagne de problèmes administratifs à régler. Je viens à peine d’arriver.
Il l’entraîna vers la porte d’entrée.
— Et vous ? Qu’avez-vous fait de beau ?
— Je suis rentrée faire une petite sieste, dit-elle d’un ton taquin, et il éclata de rire.
— J’aurais dû vous le demander avant, mais qu’est-ce qui vous ferait plaisir pour le dîner ?
— Qu’avez-vous prévu ?
— Je pensais griller des steaks au barbecue mais je ne sais pas si vous aimez ça.
— Vous plaisantez ? Vous oubliez que je suis du Nebraska. J’adore la viande.
— Alors vous serez agréablement surprise.
— Ah bon ?
— Oui, je fais les meilleurs steaks du monde.
— Vraiment ?
— Vous verrez.
Elle éclata de rire. En arrivant devant la porte, Theresa regarda la maison pour la première fois. Elle était relativement petite, un seul étage, rectangulaire, tout en bois, et la peinture se craquelait par endroits. Contrairement aux maisons de Wrightsville Beach, elle était construite de plain-pied sur le sable. Quand elle lui demanda pourquoi elle n’était pas surélevée comme les autres, il lui expliqua qu’elle avait été bâtie avant les lois sur la construction en zone cyclonique.
— Désormais, les maisons doivent être surélevées de façon que le raz de marée passe sous la structure principale. Le prochain cyclone rasera certainement cette vieille maison, mais j’ai eu de la chance jusqu’à présent.
— Ça ne vous inquiète pas ?
— Pas vraiment. Elle n’a pas une grande valeur, c’est d’ailleurs ce qui m’a permis de l’acheter. Je pense que son ancien propriétaire a fini par ne plus supporter son angoisse chaque fois qu’une tempête se formait sur l’Atlantique.
Ils montèrent les marches craquelées et entrèrent. Aussitôt, Theresa remarqua la vue magnifique depuis la salle de séjour. Les fenêtres qui occupaient la totalité du mur du fond donnaient sur la terrasse et Carolina Beach..
— Vous avez une vue incroyable ! s’exclama-t-elle, émerveillée.
— Oui, n’est-ce pas ? J’habite ici depuis plusieurs années et je ne m’en lasse pas.
Sur le côté se trouvait une cheminée surmontée d’une demi-douzaine de photos sous-marines. Elle s’approcha.
— Cela vous ennuie que je fasse le tour de la maison ?
— Non, je vous en prie. D’ailleurs, je dois préparer le barbecue. Il a besoin d’un peu de nettoyage.
Garrett sortit par la porte-fenêtre.
Theresa regarda les photos et commença le tour du propriétaire. Comme la plupart des habitations qu’elle avait vues sur la plage, celle-ci n’était conçue que pour une ou deux personnes. Il n’y avait qu’une seule chambre, à laquelle on accédait par la salle de séjour, avec, elle aussi, de grandes baies vitrées du sol au plafond qui surplombaient la plage. Sur le devant de la maison, côté rue, se trouvaient la cuisine, un petit coin repas et la salle de bains. Tout était bien rangé, mais, visiblement, la maison n’avait pas été refaite depuis des années.
Elle revint vers la salle de séjour, s’arrêta sur le seuil de la chambre de Garrett et jeta un regard à l’intérieur. Les murs étaient décorés eux aussi de photos sous-marines. Il y avait également une grande carte de la côte du nord de la Caroline juste au-dessus de son lit, indiquant l’emplacement de plus de cinq cents épaves. Elle aperçut sur la table de nuit un cadre contenant la photo d’une femme. Elle vérifia d’un coup d’œil que Garrett était toujours dehors à nettoyer le gril et s’approcha afin de la voir de plus près.
Catherine devait avoir environ vingt-cinq ans à cette époque. Comme les clichés sur le mur, la photo avait dû être prise par Garrett, et Theresa se demanda si elle avait été encadrée avant ou après l’accident. Elle la souleva et vit que Catherine était séduisante, peut-être un peu moins grande qu’elle, avec des cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules. Malgré la qualité un peu granuleuse du cliché, comme s’il avait été reproduit à partir d’une photo plus petite, Theresa remarqua ses yeux. D’un vert profond, ils lui donnaient un regard félin, presque exotique, et semblaient la fixer. Elle reposa doucement la photo, exactement dans la même position. Elle se détourna avec l’impression que Catherine continuait à la suivre du regard.
Repoussant cette sensation, elle regarda le miroir de la commode. Bizarrement, on ne voyait Catherine que sur l’une des photos. Elle souriait avec Garrett, debout sur le pont de Happenstance. Comme le bateau semblait déjà restauré, Theresa en conclut que la photo datait de quelques mois avant sa mort.
Sachant qu’il risquait de rentrer d’une seconde à l’autre, elle quitta sa chambre, pas très fière de son indiscrétion. Elle se dirigea vers les baies coulissantes qui donnaient de la salle de séjour sur la terrasse et les ouvrit. Garrett finissait de nettoyer le dessus du gril et sourit en l’entendant arriver. Elle s’avança jusqu’au bord de la terrasse et s’adossa à l’un des piliers de la rambarde, les jambes croisées.
— C’est vous qui avez pris toutes les photos ?
Il écarta du revers de la main une mèche de cheveux qui lui tombait dans la figure.
— Oui. Autrefois, j’emportais mon appareil à chaque plongée. J’en ai accroché beaucoup au magasin, et j’en avais tellement que j’en ai rapporté aussi ici.
— On dirait des photos de professionnel.
— Merci. Je crois que leur qualité vient du nombre de clichés que j’ai réalisés. Si vous saviez la quantité de photos qui n’ont rien donné.
Tout en parlant, Garrett souleva le gril. Bien qu’il fût noirci par endroits, il semblait prêt. Il le releva d’un côté, prit un sac de charbon de bois et le versa dans le bac du barbecue avant de répartir avec la main les morceaux qu’il arrosa ensuite d’un liquide d’allumage.
— Savez-vous qu’il existe des barbecues à gaz, de nos jours ? le taquina-t-elle.
— Oui, mais je préfère la méthode qu’on m’a enseignée autrefois. Ça donne meilleur goût. Tant qu’à utiliser du gaz, autant faire la cuisine à l’intérieur.
— Surtout que vous m’avez promis le meilleur steak de ma vie.
— Et vous l’aurez, faites-moi confiance.
Il reposa la bouteille près du sac de charbon.
— Je laisse le charbon s’imprégner quelques minutes. Voulez-vous boire quelque chose ?
— Que me proposez-vous ?
Il s’éclaircit la voix.
— De la bière, du soda ou le vin que vous avez apporté.
— Une bière, ce sera parfait.
Garrett ramassa le charbon et le liquide et les rangea dans un vieux coffre à bateau posé contre la maison. Après s’être essuyé les pieds pour éliminer le sable, il entra dans la maison en laissant la porte coulissante ouverte.
Theresa se retourna pour regarder la plage. Le soleil se couchait, et les gens étaient rentrés chez eux, à l’exception de quelques retardataires qui se promenaient ou couraient encore sur le sable. Malgré le peu de monde, une demi-douzaine de personnes passèrent devant la maison le temps qu’il revienne.
— Vous n’en avez jamais assez de voir défiler toute cette foule ? demanda-t-elle en se retournant vers lui.
— Non, dit-il en lui tendant une bière. Je ne suis pas très souvent chez moi. D’habitude, à l’heure à laquelle je rentre, la plage est déserte. Et, en hiver, il n’y a pas un chat.
Un bref instant, elle l’imagina assis sur sa terrasse, contemplant la mer, seul. Garrett plongea la main dans sa poche et en sortit une boîte d’allumettes. Il alluma le charbon de bois et recula dès que les flammes jaillirent. La brise légère fit danser le feu en petits cercles.
— Maintenant que le feu est allumé, je dois préparer le dîner.
— Puis-je vous aider ?
— Il n’y a pratiquement rien à faire. Peut-être qu’avec un peu de chance vous confierai-je ma recette extraordinaire.
Elle le regarda en penchant la tête d’un petit air espiègle.
— Vous savez que vous mettez la barre très haut pour ces steaks.
— Je sais, mais j’ai confiance.
Il lui fit un clin d’œil, et elle éclata de rire avant de lui emboîter le pas en direction de la cuisine. Garrett ouvrit un placard, en sortit des pommes de terre, se tourna vers l’évier pour les laver puis les roula dans du papier d’aluminium et les posa sur l’égouttoir.
— Que puis-je faire ?
— Rien. Je pense avoir la situation bien en main. J’ai acheté de la salade toute prête, et c’est tout ce que nous avons au menu.
Theresa le regarda mettre les pommes de terre au four et sortir la salade du réfrigérateur. Il la versa dans un plat en l’observant à la dérobée. Pourquoi avait-il brusquement envie d’être tout près d’elle ? Il sortit ensuite les steaks qu’il avait spécialement commandés, prit dans le placard voisin les ingrédients dont il avait besoin et posa le tout sur le comptoir devant Theresa.
— Alors, dites-moi ce qu’ils ont de spécial, ces fameux steaks, le défia-t-elle avec un petit sourire.
Il versa du brandy dans un plat creux en faisant un effort pour reprendre ses esprits.
— D’abord, il faut choisir des filets bien épais, comme ceux-ci. On en trouve rarement de cette grosseur, en principe, il faut les commander. Ensuite, vous les assaisonnez de sel, de poivre et d’ail en poudre et vous les laissez mariner dans le brandy le temps de préparer le barbecue.
Il avait joint le geste à la parole, et Theresa, qui l’observait, trouva pour la première fois qu’il faisait son âge. D’après ce qu’il lui avait dit, il devait avoir quatre ans de moins qu’elle.
— C’est ça, votre secret ?
— Ce n’est que le début, répondit-il, la trouvant brusquement très belle. Juste avant de les poser sur le gril, j’ajoute des épices qui attendrissent la viande. En fait, tout tient dans la façon de les cuire plus que dans leur assaisonnement.
— On croirait entendre un grand cuisinier.
— N’exagérons rien. Je réussis certains plats, mais je fais rarement la cuisine en ce moment. Étant donné l’heure à laquelle je rentre chez moi, je choisis souvent la facilité.
— Moi aussi. Si Kevin n’était pas là, je crois que je ne ferais plus de cuisine du tout.
La préparation des steaks terminée, il sortit un couteau du tiroir et revint à côté d’elle couper des tomates qu’il avait prises sur le comptoir.
— Vous avez l’air de bien vous entendre avec Kevin.
— Oui. Pourvu que ça dure. Il entre dans l’adolescence et j’ai peur qu’en grandissant il ne s’éloigne de moi.
— Je ne m’inquiéterais pas à votre place. À la façon dont vous parlez de lui, je suis persuadé que vous resterez toujours très proches l’un de l’autre.
— Je l’espère aussi. Je n’ai que lui. Je ne sais pas comment je réagirais s’il s’éloignait de moi. Certaines de mes amies qui ont des fils un peu plus âgés que lui me disent que c’est inévitable.
— Il changera, c’est certain. Mais cela ne veut pas dire qu’il cessera de vous parler pour autant.
Elle se tourna vers lui.
— Vous parlez d’expérience ou vous dites ça pour m’encourager ?
Il haussa les épaules tout en remarquant son parfum.
— Je me souviens seulement de ce que j’ai vécu avec mon père. Nous avons toujours été très proches quand j’étais enfant et rien n’a changé quand je suis entré au lycée. J’ai découvert de nouvelles activités, j’ai vu mes copains plus souvent, mais nous parlions toujours autant, tous les deux.
— J’espère que ce sera pareil pour Kevin et moi.
Il finit de préparer leur repas dans un silence paisible. Le simple fait de découper les tomates en sentant Theresa à côté de lui suffit à dissiper la gêne qu’il avait éprouvée jusque-là. C’était la première fois qu’il invitait une femme chez lui, et il trouvait sa présence réconfortante.
Il versa les tranches de tomates dans un saladier et s’essuya les mains.
— Voulez-vous une autre bière ? proposa-t-il en se penchant pour se resservir.
Elle finit la sienne, étonnée de l’avoir vidée si rapidement, et la reposa en hochant la tête. Garrett décapsula deux nouvelles bouteilles. Theresa était appuyée au comptoir et quand il se tourna vers elle quelque chose dans sa façon de se tenir lui parut familier : le sourire qui flottait sur sa bouche, peut-être, ou sa façon de plisser les yeux en le regardant porter le goulot à ses lèvres. Il lui revint aussitôt à l’esprit ce jour d’*été où il était rentré chez lui à l’improviste pour déjeuner, un jour qui rétrospectivement lui paraissait tellement chargé de signes..., mais comment aurait-il pu prévoir ce qui arriverait ? Ils se tenaient dans la cuisine, exactement comme Theresa et lui en ce moment.
— Tu as déjeuné ? demanda Garrett à Catherine, debout devant le réfrigérateur ouvert.
— Je n’ai pas très faim, mais j’ai soif. Tu veux du thé glacé ?
— Bonne idée. Sais-tu si le facteur est déjà passé ?
Catherine hocha la tête en prenant le pot de thé sur l’étagère du haut.
— Le courrier est sur la table.
Elle ouvrit le placard pour sortir deux verres. Elle en posa un sur le comptoir et s’apprêtait à remplir l’autre lorsqu’il lui échappa des mains.
— Tu ne te sens pas bien ? s’inquiéta-t-il aussitôt, abandonnant son courrier pour se précipiter vers elle.
Catherine se passa une main dans les cheveux, d’un air ennuyé, puis se pencha pour ramasser les morceaux.
— C’était juste un petit vertige. Ça va déjà mieux.
Garrett s’agenouilla pour l’aider.
— Tu as encore des nausées ?
— Non, je suis peut-être restée trop longtemps dehors ce matin.
Il ne dit rien, le temps de finir de nettoyer.
— Tu es sûre que je peux repartir travailler ? Tu viens de passer une semaine difficile.
— Je vais bien. Et tu as un tel travail qui t’attend là-bas
Elle avait raison, mais, en repartant au magasin, il avait eu le sentiment qu’il n’aurait peut-être pas dû l’écouter.
Il déglutit péniblement, prenant soudain conscience du silence qui pesait sur eux.
— Je vais voir où en est le charbon, dit-il, éprouvant brusquement le besoin de faire quelque chose. Il devrait être prêt.
— Puis-je mettre le couvert pendant ce temps ?
— Bien sûr. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut juste devant vous.
Après lui avoir montré l’emplacement de la vaisselle, il sortit en se forçant à retrouver son calme, chassant les fantômes de sa mémoire. Il essaya de se concentrer sur le barbecue. Les braises étaient presque prêtes, encore cinq minutes. Il rouvrit le coffre à bateau pour en sortir cette fois un petit soufflet. Il le posa près du gril et prit une profonde inspiration. La brise marine était rafraîchissante, grisante, presque, et pour la première fois il s’aperçut, malgré la vision qu’il venait d’avoir de Catherine, qu’il était content de la présence de Theresa. En fait, il se sentait heureux, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Ça ne tenait pas seulement au fait qu’ils s’entendaient bien, mais aussi à certaines attitudes de Theresa. Sa façon de sourire, de le regarder, et aussi son petit geste cet après-midi quand elle lui avait pris la main. Il commençait à avoir l’impression de la connaître depuis longtemps. Il se demandait si cela venait de ce qu’elle ressemblait à Catherine par de nombreux côtés ou si son père avait raison en lui répétant que fréquenter quelqu’un d’autre ne pourrait lui faire que du bien.
Pendant qu’il était dehors, Theresa dressa la table. Elle posa un verre à vin devant chaque assiette et, en cherchant les couverts dans le tiroir, découvrit deux petits bougeoirs et des bougies. Après avoir hésité, elle décida de les mettre sur la table. Elle laisserait à Garrett le soin de les allumer s’il le souhaitait. Il revint au moment où elle terminait.
— Ce sera prêt dans quelques minutes. Voulez-vous venir vous asseoir dehors en attendant ?
Theresa le suivit, sa bière à la main. Il soufflait une petite brise comme la veille au soir, quoique un peu moins forte. Elle s’assit dans un fauteuil, et Garrett s’installa juste à côté d’elle. Sa chemise claire soulignait son teint hâlé. Theresa l’étudiait tandis qu’il avait le regard perdu sur la mer. Elle ferma les yeux un instant, se sentant brusquement revivre.
— Je suppose que vous n’avez pas une vue pareille de chez vous, à Boston, dit-il, rompant le silence.
— Vous avez raison. J’habite un appartement. Mes parents pensent que je suis folle de vivre en ville. Ils voudraient que je m’installe en banlieue.
— Pourquoi pas ?
— J’y vivais avant mon divorce. Désormais, c’est plus facile pour moi d’être dans le centre. Je ne suis qu’à quelques minutes du journal, l’école de Kevin est au coin de la rue, et je ne prends jamais la route sauf quand je dois me rendre à l’extérieur de Boston. En outre, j’avais envie de changer de style de vie quand je me suis retrouvée seule. Je ne supportais plus les regards de mes voisins quand ils se sont aperçus que David m’avait quittée.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne leur ai jamais dit pourquoi nous nous étions séparés, reprit-elle d’une voix plus douce. Je considérais que ça ne les regardait pas.
— Vous aviez raison.
— Je le sais, mais à leurs yeux David incarnait le mari idéal. Il était beau, brillant, et ils ne pouvaient pas imaginer qu’il puisse mal agir. Quand nous étions ensemble, il donnait toujours l’impression que tout allait à la perfection. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il avait une liaison. L’épouse est toujours la dernière à être au courant, c’est bien connu, ajouta-t-elle en se tournant vers lui avec un petit air piteux.
— Et comment l’avez-vous appris ?
— Je sais que cela peut paraître banal, mais c’est chez le teinturier que j’ai découvert le pot aux roses. J’étais passée récupérer ses vêtements, et l’on m’a donné les papiers qui traînaient dans ses poches. Il y avait la note d’un hôtel en ville. Et, d’après la date, c’était un jour où il avait dormi à la maison. Donc il n’avait pu s’y rendre que dans l’après-midi. Il a nié quand je l’ai interrogé, mais rien qu’à son regard je savais qu’il mentait. J’ai fini par découvrir toute l’histoire et j’ai demandé le divorce.
Garrett l’écoutait en se demandant comment elle avait pu tomber amoureuse d’un homme pareil.
— Vous savez, poursuivit-elle comme si elle lisait dans ses pensées, David est de ceux qui peuvent vous faire croire ce qu’ils veulent. Je pense qu’il croyait d’ailleurs à la majeure partie de ce qu’il me disait. Quand nous nous sommes connus à l’université, j’ai été éblouie par toutes ses qualités. Il était intelligent, charmant, et j’étais flattée qu’il s’intéresse à moi, une fille tout juste sortie de son Nebraska. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un comme lui. Et, quand nous nous sommes mariés, j’ai pensé que je vivais un conte de fées. J’ai découvert plus tard qu’il avait eu sa première aventure alors que nous n’étions mariés que depuis cinq mois.
Elle se tut.
— Je ne sais pas quoi vous dire, soupira Garrett en contemplant sa bière.
— Il n’y a rien à ajouter, conclut-elle d’un ton catégorique. C’est fini, et, comme je le disais hier, tout ce que je lui demande désormais c’est d’être un bon père pour Kevin.
— À vous entendre, cela paraît facile.
— Non, pas du tout. David m’a fait beaucoup de mal et il m’a fallu plus de deux ans et de nombreuses séances chez la thérapeute pour en arriver là. Elle m’a appris beaucoup de choses, entre autres sur moi-même. Un jour que j’étais furieuse contre David, elle m’a fait remarquer que je restais dépendante de lui en continuant à lui en vouloir, et cela ne m’a pas plu. Alors j’ai lâché prise.
Elle but une longue gorgée de bière.
— Et elle vous a dit d’autres choses qui vous ont marquée ?
Elle réfléchit.
— Oui, répondit-elle avec un petit sourire. Elle m’a dit que si je rencontrais quelqu’un qui me rappelle David il fallait que je parte en courant me cacher dans les montagnes.
— Est-ce que je vous le rappelle ?
— Pas le moins du monde. Vous êtes on ne peut plus différent.
— Voilà une bonne nouvelle, dit-il d’un petit air pince-sans-rire. Nous n’avons pas beaucoup de montagnes dans la région. Vous auriez une sacrée trotte à faire.
Elle pouffa. Garrett se tourna vers le gril. Les braises étaient parfaites.
— Vous êtes prête ?
— Me révélerez-vous la suite de votre recette secrète ?
— Avec plaisir, dit-il tandis qu’ils se levaient.
Il retourna à la cuisine, saupoudra les steaks d’épices pour les attendrir sur les deux faces. Il ouvrit le réfrigérateur et sortit un petit sac en plastique.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est le gras que le boucher a retiré des tranches. Je lui ai demandé de me le garder.
— Pour quoi faire ?
— Vous verrez.
Il repartit vers le barbecue avec la viande et des pincettes. Puis il saisit le soufflet et chassa les cendres qui recouvraient les braises.
— Pour bien cuire le steak, les braises doivent être brûlantes et il faut donc les débarrasser des cendres, qui arrêtent la chaleur.
Il posa le gril sur le barbecue et le laissa chauffer une minute avant d’y mettre les steaks.
— Comment aimez-vous la viande ?
— A point.
— Avec des tranches de cette taille, il faut compter six minutes de chaque côté.
— Quelle précision ! s’exclama-t-elle en haussant les sourcils.
— Je vous ai promis un bon dîner et j’ai bien l’intention de tenir mes engagements.
Pendant que la viande cuisait, Garrett étudiait Theresa du coin de l’œil. Le soleil couchant soulignait voluptueusement les courbes de son corps. Le ciel virait à l’orange, la nimbant d’une chaude lumière qui la mettait particulièrement en beauté et assombrissait ses yeux bruns tandis que le vent jouait dans ses cheveux.
— À quoi pensez-vous ?
Il se crispa au son de sa voix, s’apercevant brusquement qu’il ne disait rien depuis un moment.
— Je pensais seulement que votre ex-mari ne savait pas ce qu’il a perdu.
— Si j’étais encore mariée, je ne serais pas avec vous ce soir, souligna-t-elle en lui tapotant gentiment l’épaule.
— Et ce serait bien dommage, répliqua-t-il, troublé par son geste.
— Oui.
Leurs regards se croisèrent. Il détourna les yeux, se pencha pour prendre le gras et s’éclaircit la voix.
— Je crois que c’est le moment de l’ajouter.
Il posa le gras coupé en petits morceaux directement sur les braises, juste sous les steaks, et se pencha pour attiser le feu.
— Que faites-vous ?
— Les flammes vont caraméliser la viande en gardant le jus à l’intérieur, ce qui va la rendre encore plus tendre. C’est aussi la raison pour laquelle on utilise des pincettes et non pas une fourchette.
Il posa d’autres morceaux sur les braises et répéta l’opération.
— Comme cet endroit est calme ! s’exclama Theresa en regardant autour d’elle. Je comprends pourquoi vous avez choisi cette maison.
Il but une gorgée de bière pour s’humecter la gorge.
— L’océan a un effet apaisant. Voilà pourquoi tant de gens viennent ici pour se détendre.
— Dites-moi, Garrett, à quoi pensez-vous quand vous êtes tout seul ici ?
— À beaucoup de choses.
— Rien de particulier ?
Je pense à Catherine, eut-il envie de répondre.
— Non, dit-il pourtant. Parfois je pense à mon travail, ou à de nouveaux sites que j’aimerais explorer en plongée. Il m’arrive de rêver que je pars en voilier en abandonnant tout derrière moi.
Elle l’avait observé attentivement pendant qu’il prononçait ces derniers mots.
— Seriez-vous capable de le faire ? De partir ainsi sans jamais revenir ?
— Je n’en suis pas certain, mais je me plais à le croire. Contrairement à vous, je n’ai pas de famille en dehors de mon père et, d’une certaine manière, je suis sûr qu’il comprendrait. Nous nous ressemblons énormément, tous les deux, et s’il ne m’avait pas eu il serait parti depuis longtemps.
— Ce serait une fuite.
— Je sais.
— Et que voulez-vous fuir ? insista-t-elle, se doutant déjà de la réponse. Il ne répondit pas. Garrett, reprit-elle d’une voix douce en se penchant vers lui, je sais que ça ne me regarde pas, mais vous ne pouvez pas fuir l’épreuve que vous traversez en ce moment. Elle lui sourit d’un air rassurant. Vous avez tant à offrir à une femme.
Garrett ne répondit rien. Il pensait à ce qu’elle venait de dire, se demandant comment elle arrivait toujours à trouver le mot juste qui le réconfortait.
Pendant quelques instants, le silence ne fut troublé que par les bruits de l’extérieur. Garrett retourna les steaks, qui se mirent à grésiller sur le gril. La douce brise du soir faisait tinter un carillon dans le lointain. Les vagues roulaient sur le sable dans un murmure apaisant.
Garrett pensait aux deux derniers jours. Il revoyait le moment où il l’avait aperçue pour la première fois, les heures qu’ils avaient passées ensemble sur Happenstance, et leur promenade sur la plage quand il lui avait parlé de Catherine. La tension qu’il éprouvait plus tôt s’était pratiquement dissipée et, assis près d’elle sous ce coucher de soleil, il sentait que cette soirée représentait plus qu’aucun des deux n’aurait pu l’admettre.
Voyant que les steaks seraient bientôt prêts, Theresa rentra finir de mettre le couvert. Elle sortit les pommes de terre du four, les débarrassa de leur papier d’aluminium avant d’en poser une sur chaque assiette. Elle mit la salade au milieu de la table, entourée de diverses sauces qu’elle avait trouvées dans la porte du réfrigérateur. Elle termina par le sel, le poivre, le beurre et les serviettes. Comme il faisait très sombre, elle alluma la lumière de la cuisine et, la trouvant trop vive, l’éteignit aussitôt. Elle décida alors d’allumer les bougies, puis elle recula pour juger de leur effet. Trouvant le résultat parfait, elle alla chercher la bouteille et la posa sur la table au moment où Garrett arrivait.
Il referma la baie coulissante et marqua un temps d’arrêt devant la cuisine plongée dans le noir, à l’exception des petites flammes pointées en l’air. Theresa était ravissante, ses cheveux lui donnaient un air mystérieux à la lueur des bougies qui dansaient dans son regard profond. Incapable d’articuler un mot, Garrett la dévisageait malgré lui, comprenant brusquement ce qu’il refusait d’admettre depuis le début.
— J’ai pensé que ce serait mieux ainsi, dit-elle doucement.
— Vous avez raison.
Ils continuèrent à se dévisager, tous les deux pétrifiés à l’idée de ce qui pouvait arriver. Theresa finit par détourner les yeux.
— Je n’ai pas trouvé le tire-bouchon, dit-elle, saisissant la première phrase qui lui venait à l’idée.
— Je vous le donne tout de suite, s’empressa-t-il de répondre. Je ne m’en sers pas souvent, il doit être au fond du tiroir.
Il posa les steaks sur la table, ouvrit le tiroir et, après avoir fourragé quelques secondes, finit par trouver ce qu’il cherchait. En deux temps, trois mouvements, il ouvrit la bouteille et remplit les verres.
Puis il s’assit et servit la viande avec les pincettes.
— Voici la seconde de vérité, dit-elle, juste avant de goûter la première bouchée.
Garrett la regarda mâcher en souriant. Theresa découvrit, à son grand plaisir, qu’il n’avait pas menti.
— Garrett, c’est absolument délicieux !
— Merci.
La soirée s’écoula à la lueur des bougies qui fondaient doucement. Garrett lui dit par deux fois qu’il était heureux de la recevoir et, par deux fois, Theresa se sentit frissonner et dut boire une gorgée de vin pour reprendre ses esprits.
Dehors, la marée montait lentement, éclairée par un croissant de lune qui semblait avoir surgi de nulle part.
Après le dîner, Garrett proposa une nouvelle promenade sur la plage.
— C’est magnifique, la nuit, lui dit-il.
Il faisait très bon. Ils sortirent de la maison par la terrasse et se retrouvèrent directement sur le sable.
Arrivés au bord de l’eau, ils retirèrent leurs chaussures comme ils l’avaient déjà fait et les laissèrent sur place. Ils marchaient tout doucement, l’un près de l’autre. À la surprise de Theresa, Garrett lui prit la main. À son contact, elle se demanda un instant ce qu’elle éprouverait s’il posait sa main sur sa peau, sur son corps. Cette idée la fit frissonner et elle jeta un regard inquiet vers lui en se demandant s’il pouvait lire dans ses pensées.
Ils avançaient sans se presser, perdus dans leurs songes.
— Il y a bien longtemps que je n’avais pas passé de soirée comme celle-ci, murmura Garrett d’une voix nostalgique.
— Moi aussi, dit-elle.
Le sable était frais sous leurs pieds.
— Garrett, vous vous souvenez quand vous m’avez invitée sur le bateau ?
— Oui.
— Pourquoi m’avez-vous demandé de vous accompagner ?
Il lui jeta un regard interrogateur.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous avez eu l’air de le regretter aussitôt.
Il haussa les épaules.
— Je ne crois pas que regretter soit le terme qui convienne. Je pense que j’ai été étonné de ma proposition, mais je ne l’ai pas regrettée.
— Vous en êtes sûr ? demanda-t-elle en souriant.
— Certain. N’oubliez pas que je n’avais jamais invité qui que ce soit depuis trois ans. Quand vous m’avez dit que vous n’aviez jamais fait de voile, je crois que, tout d’un coup, je me suis aperçu que j’en avais assez d’être seul.
— Vous voulez dire que je suis passée juste au bon moment ?
— Pas tout à fait, protesta-t-il en secouant la tête. J’avais envie de vous emmener, je ne crois pas que je l’aurais proposé à quelqu’un d’autre. Sans compter que je ne m’attendais pas que ça finisse ainsi. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas passé deux jours aussi agréables.
Ses paroles lui réchauffèrent le cœur. Elle sentit qu’il dessinait avec son pouce des petits cercles sur sa main.
— Vous pensiez que vos vacances se passeraient de cette façon ? continua-t-il.
Elle hésita et décida qu’il n’était pas encore temps de lui dire la vérité.
— Non.
Ils marchaient paisiblement. Il y avait d’autres personnes sur la plage, mais trop loin pour qu’on distingue autre chose que des ombres.
— Pensez-vous revenir dans la région ? Pour d’autres vacances, par exemple ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
— Parce que ça me ferait plaisir.
Elle distinguait les lumières d’une jetée dans le lointain. Elle sentit à nouveau sa main bouger contre la sienne.
— Vous me ferez à nouveau à dîner si je reviens ?
— Je vous cuisinerai tout ce que vous voudrez du moment que c’est du steak.
Elle laissa échapper un petit rire.
— Alors je vais y réfléchir, c’est promis.
— Et que diriez-vous de quelques leçons de plongée en prime ?
— Je crois que Kevin apprécierait plus que moi.
— Alors venez avec lui.
— Ça ne vous dérangerait pas ? demanda-t-elle en le dévisageant à la dérobée.
— Pas du tout. Je serais ravi de faire sa connaissance.
— Je suis sûre qu’il vous plaira.
— J’en suis certain.
Ils firent quelques pas en silence.
— Garrett, puis-je vous poser une question ? laissa-t-elle échapper brusquement.
— Bien sûr.
— Je sais que cela risque de vous paraître bizarre, mais...
Elle s’arrêta. Il la regarda d’un air interrogateur.
— Quoi ?
— Quelle est la pire chose que vous ayez jamais faite ?
Il éclata de rire.
— Où allez-vous chercher des questions pareilles ?
— Je voudrais juste savoir. Je pose toujours cette question. Je sais ainsi à quoi m’en tenir sur les gens.
— La pire chose ?
— Oui, vraiment la pire.
Il réfléchit.
— Je crois que je n’ai jamais rien fait de pire qu’un soir de java avec une bande de copains. C’était en décembre, nous avions bu et nous faisions un boucan de tous les diables quand nous sommes arrivés dans une rue illuminée de décorations de Noël. Nous nous sommes arrêtés et nous avons dévissé toutes les ampoules sans exception.
— Non !
— Si. Nous étions cinq et nous avons rempli l’arrière du camion d’ampoules volées. En laissant les fils, c’était ça le pire. On aurait dit que la désolation s’était abattue sur la rue.
Pendant deux heures, nous avons ri comme des bossus. Les journaux avaient consacré cette rue l’une des mieux décorées de la ville, et après notre passage... Je n’ose imaginer ce que ces gens ont pensé. Ils devaient être fous furieux.
— Quelle horreur !
— Je sais. Rétrospectivement, je me rends compte que c’était affreux. Mais, sur le moment, nous étions morts de rire.
— Et moi qui vous prenais pour un gentil garçon...
— Je suis un gentil garçon.
— Et qu’avez-vous fait d’autres avec vos amis ? insista-t-elle, curieuse.
— Tenez-vous vraiment à le savoir ?
— Absolument.
Il commença à la régaler de ses aventures d’adolescent, depuis les vitres de voitures couvertes de mousse jusqu’aux arbres autour des maisons des anciennes petites amies enrobés de papier toilette. Il lui raconta qu’un copain s’était rangé à côté de sa voiture alors qu’il était avec une fille. Le garçon lui avait fait signe de baisser sa vitre, ce qu’il avait fait, et avait alors lancé une bombe à eau qui avait explosé à ses pieds.
Au bout de vingt minutes, il lui retourna la question.
— Oh, je n’ai jamais rien fait de semblable, lui dit-elle, jouant les timorées. J’ai toujours été une petite fille très sage.
Il se mit à rire, sachant qu’il s’était fait manipuler, ce qui n’était pas pour lui déplaire, et qu’elle ne disait pas la vérité.
Ils allèrent jusqu’au bout de la plage tout en continuant à échanger des anecdotes sur leur enfance. Tout en l’écoutant, Theresa essayait de l’imaginer adolescent, se demandant ce qu’elle aurait pensé de lui si elle l’avait rencontré à l’université. L’aurait-elle trouvé aussi séduisant qu’à présent ou serait-elle tombée à nouveau amoureuse de David ? Elle se plaisait à croire qu’elle aurait su apprécier la différence entre eux, mais en aurait-elle été capable ? David lui semblait tellement parfait à cette époque.
Ils s’arrêtèrent un instant pour contempler l’eau. Il se tenait près d’elle, leurs épaules s’effleurant à peine.
— À quoi pensez-vous ? demanda-t-il.
— Je me disais que le silence est bien agréable à partager avec vous.
Il sourit.
— Et je pensais justement que je vous ai raconté bien des choses que je n’avais jamais dites à personne.
— Est-ce parce que je vais bientôt rentrer à Boston et que vous savez que je ne le répéterai à personne ?
— Non, pas du tout, dit-il en riant.
— Alors pourquoi ?
Il la dévisagea d’un air étrange.
— Vous ne le savez pas ?
— Non, dit-elle avec un petit sourire, le défiant presque de poursuivre.
Il se demandait comment exprimer ce que lui-même avait tant de mal à cerner.
— C’est parce que vous vouliez vraiment savoir qui je suis. Et si vous me connaissez bien, et que vous avez encore envie de passer du temps avec moi...
Theresa ne dit rien, mais elle voyait parfaitement où il voulait en venir. Garrett détourna les yeux.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas vous embarrasser.
— Pas du tout, protesta Theresa. Je suis ravie que vous me l’ayez dit...
Elle s’arrêta. Ils repartirent lentement.
— Mais vous n’éprouvez pas la même chose que moi.
— Garrett..., commença-t-elle en se tournant vers lui.
Je...
— Non, vous n’êtes pas forcée de répondre.
— Si, le coupa-t-elle aussitôt. Vous voulez une réponse et je veux vous la donner. Elle réfléchit, cherchant ses mots. Quand David et moi nous nous sommes séparés, j’ai traversé une période affreuse. Quand j’ai pensé que j’allais mieux, j’ai recommencé à sortir. Les hommes que j’ai alors rencontrés..., je ne sais pas, j’avais l’impression que le monde avait changé depuis que je m’étais mariée. Tous voulaient prendre sans rien donner en échange. Je crois que j’ai fini par me lasser des hommes en général.
— Je ne sais pas quoi dire...
— Garrett, ne prenez surtout pas ça pour vous. Bien au contraire. C’est d’ailleurs ce qui m’effraie un peu. Car si je vous dis combien je tiens à vous... je m’expose à de nouvelles souffrances.
— Jamais je ne vous ferai du mal, dit-il d’une voix douce.
Elle s’arrêta et le força à la regarder.
— Je sais que vous êtes sincère, Garrett. Mais vous avez eu à combattre vos propres démons depuis trois ans. Je ne sais pas si vous êtes prêt à refaire votre vie, et si jamais vous ne l’étiez pas c’est moi qui en souffrirais.
Les mots étaient directs, et il lui fallut du temps avant de répondre.
— Theresa, commença-t-il en cherchant son regard. Depuis que nous nous sommes rencontrés..., je ne sais pas...
Il s’arrêta, s’apercevant qu’il était incapable de traduire en paroles ce qu’il ressentait. Il leva alors la main et lui caressa la joue d’un doigt si léger qu’elle eut l’impression qu’une plume effleurait sa peau. Elle ferma les yeux et, malgré ses doutes, s’abandonna au frémissement qui lui parcourut le corps, enflammant son cou et sa poitrine. Elle oublia aussitôt tout le reste et soudain elle se sentit heureuse d’être ici. Le dîner qu’ils avaient partagé, leur promenade sur la plage, la façon dont il la regardait, elle ne pouvait rien imaginer de meilleur à cet instant précis.
Les vagues venaient mourir à leurs pieds. La brise chaude soulevait ses cheveux, exacerbant la douceur de ses caresses. Le clair de lune nimbait l’océan d’un éclat éthéré tandis que les nuages jetaient des ombres sur la plage, enlevant toute réalité au paysage.
Ils s’abandonnèrent à tout ce qui s’était accumulé en eux depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Elle se laissa aller contre lui, cherchant la chaleur de son corps. Il lui lâcha la main pour l’attirer vers lui et posa doucement ses lèvres sur les siennes en la serrant dans ses bras. Il s’écarta un instant pour la regarder et l’embrassa à nouveau. Répondant à ses baisers, elle sentit sa main remonter le long de son dos et venir s’enfouir dans ses cheveux.
Ils s’embrassèrent ainsi un long moment sous le clair de lune, se moquant tous les deux d’être vus. Ils avaient attendu si longtemps cet instant. Puis ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre et se regardèrent longuement. Theresa le prit alors par la main et l’entraîna doucement vers la maison.
Ils étaient dans un rêve. Garrett l’embrassa à nouveau dès qu’il eut refermé la porte, avec une telle passion que Theresa sentit tout son corps trembler d’excitation. Elle alla chercher les deux bougies sur la table de la cuisine et l’entraîna vers la chambre. Elle les posa sur le bureau, il tira des allumettes de sa poche et les alluma tandis qu’elle fermait les rideaux des fenêtres.
Garrett était debout devant le bureau quand elle revint vers lui. Elle passa les mains sur son torse, caressant ses muscles sous le tissu de la chemise, cédant à sa sensualité. En le regardant dans les yeux, elle tira sur sa chemise et la fit glisser par-dessus sa tête tandis qu’il levait les bras. Elle se serra contre lui en lui embrassant la poitrine puis le cou, et frissonna en sentant ses mains s’avancer vers le devant de son chemisier. Elle s’écarta légèrement tandis qu’il la déshabillait lentement, bouton après bouton. Quand son chemisier s’ouvrit, il passa les mains sur son dos et l’attira contre lui, goûtant la chaleur de sa peau contre la sienne. Il l’embrassa dans le cou et lui mordilla le lobe de l’oreille tandis que ses mains descendaient le long de sa colonne vertébrale. Elle écarta les lèvres, frissonnant sous la douceur de ses caresses. Il s’arrêta au niveau de son soutien-gorge et le dégrafa avec une facilité qui la laissa pantelante. Puis, sans cesser de l’embrasser, il fit glisser les bretelles sur ses épaules, libérant ses seins. Il se pencha pour les embrasser tendrement, l’un après l’autre, et elle renversa la tête en arrière, succombant à la chaleur de son souffle et à la douceur de sa bouche qui parcourait sa peau.
L’haleine courte, elle descendit la main vers la ceinture de son jean. Les yeux plongés à nouveau dans ceux de
Garrett, elle le déboutonna et baissa lentement la fermeture Éclair. Sans détacher son regard, elle passa un doigt dans sa ceinture, effleurant doucement son nombril de son ongle avant d’écarter le tissu de sa peau. Il recula pour retirer son jean puis il la souleva dans ses bras et traversa la pièce pour la poser délicatement sur le lit.
Allongée contre lui, elle caressa à nouveau sa poitrine, à présent moite de transpiration, et sentit ses mains descendre vers son jean. Il le déboutonna, et, soulevant les hanches, elle le retira, une jambe après l’autre, pendant qu’il continuait à explorer son corps. Elle reprit ses caresses et lui mordilla tendrement le cou, tandis que leur respiration s’accélérait. Il enleva son caleçon pendant qu’elle faisait glisser son slip, et, enfin nus, leurs corps se pressèrent l’un contre l’autre.
Elle était splendide à la lueur des bougies. Garrett passa la langue entre ses seins, descendit le long de son ventre, dépassa le nombril et remonta. Il sentit les mains de Theresa presser son dos pour l’attirer plus près.
Il continua pourtant à la caresser, ne voulant rien précipiter. Il frotta doucement sa joue sur son ventre. Un frisson la parcourut en sentant le contact rêche de son menton où la barbe repoussait. Elle se renversa en arrière en plongeant les mains dans les cheveux de Garrett. Il continua jusqu’à l’affoler complètement et remonta doucement vers ses seins.
Elle l’attira vers elle en se cambrant. Il embrassa le bout de ses doigts l’un après l’autre et quand enfin ils ne firent plus qu’un elle ferma les yeux. S’embrassant tendrement, ils firent l’amour avec une passion enfouie au fond d’eux depuis trois ans.
Leurs corps bougeaient d’un seul mouvement, chacun à l’écoute du désir de l’autre et décidé à le satisfaire. Garrett ne cessait de l’embrasser, l’empreinte de chaque baiser gardant la moiteur de sa bouche, et elle sentit son corps se tendre dans l’attente de plus en plus impatiente de quelque chose de merveilleux. Brusquement, elle planta les doigts dans son dos, emportée par une vague de plaisir.
Quand ils eurent fini de faire l’amour, Theresa, épuisée, le prit dans ses bras et le serra contre elle. Elle se détendit tandis qu’il continuait à la caresser doucement. Le regard perdu sur les bougies qui finissaient de se consumer, elle pensait à ce qu’ils venaient de partager.
Ils passèrent la plus grande partie de la nuit à faire l’amour. Theresa s’endormit voluptueusement dans les bras de Garrett, qui la contempla un long moment. Juste avant de sombrer à son tour dans le sommeil, il repoussa les cheveux qui lui tombaient sur le visage, faisant de grands efforts pour en graver le moindre détail dans sa mémoire.
Un peu avant le lever du jour, Theresa ouvrit les yeux, sentant instinctivement qu’il n’était plus là. Elle se retourna. Il était parti. Elle se leva et ouvrit son placard, dans lequel elle trouva un peignoir qu’elle enfila. Elle sortit de la chambre et scruta les ténèbres qui enveloppaient la cuisine. Il n’était pas là non plus. Elle jeta un œil dans la salle de séjour. Personne. Et soudain elle sut où il était.
Elle sortit sur la terrasse et le trouva assis dans un fauteuil, vêtu simplement de son caleçon et d’un sweat-shirt gris. Il se retourna en l’entendant approcher et lui sourit.
— Bonjour !
Il lui fit signe de venir s’asseoir sur ses genoux et l’embrassa en l’attirant contre lui. Elle lui passa les bras autour du cou puis se recula, sentant vaguement que quelque chose n’allait pas.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle en lui caressant la joue.
Il mit quelques instants à répondre.
— Oui, dit-il enfin sans la regarder.
— Tu en es sûr ?
Il hocha la tête, évitant toujours son regard, et elle le prit par le menton afin de le forcer à la regarder.
— Tu as l’air... triste, dit-elle doucement.
Il esquissa un pauvre sourire sans répondre.
— Tu regrettes ce qui s’est passé ?
— Non. Pas du tout. Je ne regrette rien.
— Alors qu’y a-t-il ?
Il ne dit rien, évitant son regard une fois de plus.
— Tu es parti à cause de Catherine ?
Il marqua un temps d’hésitation, lui prit la main et leva la tête vers elle.
— Non, à cause de toi.
Puis, avec une tendresse qui lui évoqua un petit enfant, il la serra doucement contre lui sans rien dire, et ne relâcha son étreinte que lorsque le jour commença à se lever et que le premier promeneur apparut sur la plage.
9
— Comment ça ? Tu ne déjeunes pas avec moi aujourd’hui ? Nous le faisons depuis des années. Comment peux-tu avoir oublié ?
— Je n’ai pas oublié, papa, mais aujourd’hui c’est impossible. Remettons cela à la semaine prochaine, tu veux bien ?
Jeb Blake marqua une pause à l’autre bout du fil. Il tambourinait sur son bureau.
— J’ai la curieuse impression que tu me caches quelque chose.
— Non, rien du tout.
— Tu es sûr ?
— Oui, évidemment.
Theresa appela Garrett depuis la douche en lui demandant de lui apporter une serviette. Garrett couvrit le combiné de la main et cria qu’il arrivait tout de suite.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda son père.
— Rien.
— Cette Theresa est chez toi, c’est ça ? s’exclama-t-il, comprenant brusquement.
— Oui, reconnut Garrett, sachant qu’il était inutile de lui cacher la vérité plus longtemps.
Jeb laissa échapper un sifflement, visiblement ravi.
— Il était grand temps.
— Papa, je t’en prie, ne va pas imaginer je ne sais quoi, protesta aussitôt Garrett.
— Non, non, c’est promis.
— Merci.
— Tu me permets cependant de te poser une question ?
— Bien sûr.
— Es-tu bien avec elle ?
— Oui, reconnut Garrett après un moment de réflexion.
— Eh bien, il était grand temps ! s’exclama à nouveau son père en riant avant de raccrocher.
Garrett reposa le combiné en le regardant fixement.
— Oui, je suis bien avec elle. Vraiment bien, murmura-t-il, un petit sourire aux lèvres.
Theresa sortit de la chambre quelques minutes plus tard, fraîche et dispose. Attirée par une bonne odeur de café frais, elle se rendit à la cuisine. Garrett mit des tranches dans le grille-pain et vint l’embrasser dans le cou.
— Bonjour, dit-il.
— Bonjour.
— Je suis désolé de m’être levé, cette nuit.
— Ne t’inquiète pas..., je comprends.
— Vraiment ?
— Oui. J’ai passé une nuit merveilleuse, dit-elle en se tournant vers lui avec un grand sourire.
— Moi aussi. Il se retourna et sortit une tasse à café du placard. Que veux-tu faire aujourd’hui ? demanda-t-il pardessus son épaule. J’ai appelé le magasin pour prévenir que je ne viendrai pas.
— Que proposes-tu ?
— Que dirais-tu de visiter Wilmington et ses environs ?
— Pourquoi pas ? répondit-elle d’un ton peu convaincu.
— À moins que tu n’aies une autre suggestion.
— Et si nous restions ici tout simplement ?
— Pour quoi faire ?
— Oh, j’ai bien une ou deux petites idées, dit-elle en lui passant les bras autour de la taille. À moins que ça ne t’ennuie.
— Non, répondit-il avec un grand sourire. Je n’y vois aucune objection. Absolument aucune.
Theresa et Garrett ne se quittèrent pas pendant quatre jours. Garrett confia le magasin à Ian, lui laissant même assurer les cours de plongée du samedi, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Ils partirent en voilier à deux occasions. La seconde fois, ils passèrent la nuit en mer et dormirent dans la cabine, bercés par la douce houle de l’Atlantique. Elle demanda à Garrett de lui raconter d’autres histoires sur les marins d’autrefois et l’écouta en lui caressant les cheveux tandis que les accents chauds de sa voix résonnaient contre la coque.
Ce qu’elle ignorait, c’est que, dès qu’elle s’était endormie, Garrett s’était levé, comme la première fois qu’ils avaient passé la nuit ensemble, pour arpenter le pont. Il pensait à Theresa qui dormait à l’intérieur et à son prochain départ et soudain un souvenir lui était revenu à la mémoire.
— Vraiment, tu ne devrais pas y aller, disait Garrett en regardant Catherine d’un air inquiet.
Elle s’arrêta devant la porte d’entrée, sa valise à côté d’elle, exaspérée par sa réflexion.
— Allons, Garrett, nous en avons déjà parlé cent fois. Je ne pars que quelques jours.
— Tu n’es pas en forme ces temps-ci.
— Combien de fois dois je te répéter que je vais bien ! s’exclama-t-elle en faisant un effort pour ne pas lever les bras au ciel. Ma sœur a besoin de moi, tu le sais pertinemment. Elle se fait énormément de souci pour le mariage et maman ne l’aide pas beaucoup.
— Mais moi aussi, j’ai besoin de toi.
— Garrett, ce n’est pas parce que tu es obligé de passer tes journées au magasin que je suis tenue de rester ici. Nous ne sommes pas siamois, que je sache.
Garrett fit un pas en arrière, comme si elle l’avait frappé.
— Je n’ai jamais dit ça. Je pensais simplement que tu ferais peut-être mieux de rester ici vu ton état.
— Tu ne veux jamais me laisser aller nulle part.
— Je n’y peux rien si tu me manques quand tu n’es pas là.
Le visage de Catherine se radoucit légèrement.
— Même si je pars, Garrett, tu sais bien que je reviens toujours.
Quand le souvenir se fut estompé, Garrett redescendit dans la cabine et vit Theresa allongée sous le drap. Doucement, il se glissa contre elle et la prit dans ses bras.
Ils passèrent le lendemain à la plage, non loin de la jetée où ils avaient déjeuné la première fois. Quand Theresa sentit qu’elle brûlait sous les rayons du soleil matinal, Garrett se rendit dans l’une des boutiques installées sur le bord de mer pour lui acheter de la crème solaire. Il lui enduisit le dos avec autant de douceur que si elle était une enfant. Malgré toutes ses attentions, elle sentait pourtant, même si elle ne voulait pas se l’avouer, qu’il avait des moments d’absence. Puis, tout aussi soudainement, son impression s’évanouissait, et elle se demandait si elle n’avait pas rêvé.
Ils retournèrent déjeuner chez Hank, la main dans la main, sans se quitter des yeux. Ils parlaient tranquillement, ignorant la foule qui les entourait, sans même remarquer qu’on leur avait apporté l’addition ni que les clients commençaient à se faire rares.
Theresa observait Garrett attentivement en se demandant s’il avait eu autant d’intuition avec Catherine qu’il semblait en avoir avec elle. Elle avait l’impression qu’il lisait dans ses pensées. Avait-elle envie qu’il lui prenne la main, il le faisait aussitôt avant même qu’elle ait dit quoi que ce soit. Parlait-elle sans vouloir être interrompue, il l’écoutait patiemment. Si elle voulait savoir ce qu’il éprouvait envers elle, il suffisait de voir la façon dont il la regardait. Personne, pas même David, ne l’avait comprise aussi bien que Garrett, pourtant, depuis combien de temps le connaissait-elle ? Quelques jours à peine. Non, ce n’était pas possible. La nuit, elle s’interrogeait pendant qu’il dormait contre elle, et à chaque fois la réponse la ramenait aux messages qu’elle avait trouvés. Mieux elle le connaissait, plus elle pensait qu’elle était destinée à trouver ses lettres adressées à Catherine, comme si une force supérieure les avait poussées vers elle, dans l’intention de les réunir.
Le samedi soir, Garrett lui prépara à nouveau un dîner qu’ils prirent sur la terrasse, sous les étoiles. Après avoir fait l’amour, ils restèrent allongés sur le lit, serrés l’un contre l’autre. Ils savaient tous les deux qu’elle devait repartir pour Boston le lendemain. C’était un sujet qu’ils avaient évité jusque-là.
— Te reverrai-je ? lui demanda-t-elle.
Il était calme, presque trop calme.
— Je l’espère, dit-il enfin.
— En as-tu envie ?
— Bien sûr que oui.
Il se redressa dans le lit en s’écartant légèrement d’elle. Au bout d’un moment, elle s’assit à son tour et alluma la lampe de chevet.
— Qu’y a-t-il, Garrett ?
— Je ne veux pas que cela se termine, dit-il, les yeux baissés. Je ne veux pas que notre histoire s’arrête là. Imagine, tu débarques dans ma vie sans crier gare et voilà que tu repars.
— Oh, Garrett, je n’ai aucune envie non plus de m’arrêter là, lui dit-elle en lui prenant doucement la main. Je viens de vivre l’une des plus belles semaines de ma vie. J’ai l’impression de te connaître depuis toujours. Nous pourrons nous revoir. Je viendrai ici ou tu monteras à Boston. Rien ne nous empêche d’essayer.
— Quand pourrons-nous nous voir ? Une fois par mois ? Moins que ça ?
— Je ne sais pas. Je pense que ça ne tient qu’à nous. Si nous sommes prêts tous les deux à faire un effort, ça pourra marcher.
Il réfléchit un long moment.
— Crois-tu que ce soit possible en se voyant si peu ? Quand pourrai-je te prendre dans mes bras ? Quand pourrai-je voir ton visage ? En étant si rarement ensemble, crois-tu que nous pourrons construire une relation durable ? Chaque fois que nous nous retrouverons, ce ne sera que pour deux ou trois jours. Notre amour n’aura pas le temps de grandir.
Ses paroles la blessaient doublement, d’abord parce que c’était la vérité, ensuite parce qu’elle avait l’impression qu’il voulait tout arrêter là. Quand il se tourna vers elle avec un sourire plein de regrets, elle ne sut que dire. Elle lui lâcha la main, décontenancée.